L’in­ci­ta­tion au voyage

L’in­ci­ta­tion au voyage

Je déteste ces jour­nées fraîches qui suivent les plus ardentes cha­leurs de l’é­té, qui font pas­ser de la fièvre au fris­son en l’es­pace d’une nuit ora­geuse et bruyante, refer­mant les espoirs de pou­voir se repo­ser un peu de l’ac­ca­blante four­naise. Elles sont tristes, bien qu’of­frant un répit de courte durée, même si les cha­leurs sous nos lati­tudes ne sont que des pics qui ne durent jamais bien long­temps. Je pré­fère ces cha­leurs constantes et lourdes qui ne laissent aucun répit, aucune chance d’en réchapper.

Je me sens comme empli d’une huma­ni­té radieuse et sur mes cahiers à petits car­reaux, je m’a­muse à répé­ter indé­fi­ni­ment les motifs des tuiles maro­caines ou des ara­besques anda­louses qu’on ne peut fabri­quer qu’en ayant com­pris deux choses ; d’une part que les motifs sont l’ex­pres­sion d’une géo­mé­trie divine, que le tout est conte­nu dans le tout, que le motif par­ti­cipe de l’har­mo­nie uni­ver­selle, et d’autre part, que l’abs­trac­tion fur­tive dans laquelle se cachent les motifs ne sont qu’une autre voix pour dire l’é­ten­due de l’u­ni­ver­sa­li­té du monde.

Et puis loin du monde, loin de la folle actua­li­té qui émaille le fil conti­nu des mau­vaises nou­velles, je me tais. Trop de voix s’é­lèvent pour dire tout et n’im­porte quoi, une chose et son contraire ; la parole irrai­son­née. Loin de la poli­tique, loin des ana­lyses par­fois fumeuses des jour­naux télé­vi­sés, loin de la réac­tion à chaud, il y a un monde de dou­ceur et d’es­poir qui tient en quelques mots que du bout des lèvres, j’es­saie de pro­non­cer. Peut-être ces mots n’existent-ils pas encore, d’où l’in­con­grue per­plexi­té dans laquelle je me suis plon­gé tout seul.

Au bout de la nuit, il y a le voyage. Repar­tir. Gra­vir de nou­velles mon­tagnes, ren­con­trer des âmes lumi­neuses et croire qu’il existe encore sur terre des expé­riences qui ne sont pas uni­que­ment extraites de la fange et de la haine. Je vais repar­tir. Loin. Très loin. A plus de 9000 km de chez moi, sur les terres sombres et ver­doyantes de la Thaï­lande où je retourne encore et encore, pour la qua­trième ou cin­quième fois, côtoyer le peuple du sou­rire et m’en­fon­cer dans une vie âcre et simple, faite de pous­sière et de pour­ri­ture, de pau­vre­té flam­boyante dans laquelle tente jour après jour de sur­vivre une nation qui ne sait plus dans quelle direc­tion regar­der. Je me retire de mon monde pour plon­ger les deux pieds dans le Monde, gran­diose et fan­tasque. C’est peut-être bien la der­nière fois que je m’y rends, avec la sen­sa­tion d’a­voir vécu ce que je vou­lais y vivre et l’en­vie d’autres choses. J’ai pro­mis à mon ami Géor­gien qu’un jour, dès lors que les condi­tions poli­tiques lui seront favo­rables, je l’ac­com­pa­gne­rai sur la terre de ses ancêtres, à Tbi­lis­si et en Armé­nie, à la ren­contre de ses parents et de sa famille. Une pro­messe engage, véri­fiez vos capa­ci­tés de remboursement…

Les jours filent leur toile au gré des heures que je n’ar­rive pas à rete­nir. A moins de dix jours du départ, je n’ai encore qu’une vague idée de ce que sera ce voyage. Il y aura Bang­kok, assu­ré­ment, sa cha­leur et son atmo­sphère lourde, ses klongs puants et sa vie intense et désor­don­née. Il y aura aus­si Sukho­thai avec ses temples magiques sur­gis d’un autre temps, ses ruines, colonnes et Boud­dhas entou­rés de petits étangs par­se­més de fleurs de lotus, ses che­di et ses sta­tues encore hono­rées de nos jours. Il y aura aus­si la nature cham­pêtre de l’I­san, avec ses vieux temples khmers sur­gis de la jungle et pré­fi­gu­rant ce que peut être Ang­kor. Il y aura la mer intran­quille de Phan Gan et ses jours sereins ins­pi­rant le repos et la médi­ta­tion. Le tout dans un ordre indé­fi­ni et sou­mis aux aléas de la route, aux envies chan­geantes de mes courses folles et de mes déam­bu­la­tions hasardeuses.

Je pars léger ; aus­si bien dans mon esprit que dans ma valise. Quelques livres, de quoi prendre des notes, plus que d’ha­bi­tude, un pas­se­port, une brosse à dent, un appa­reil pho­to et un enre­gis­treur de sons. J’emmène dans ma besace une tra­duc­tion du Râmâya­na ; La prai­rie par­fu­mée où s’é­battent les plai­sirs, ces Mille et une nuits éro­tiques écrites par celui qui aujourd’­hui pas­se­rait au fil de la mitrailleuse, Mou­ham­mad al-Nafzâwî ; Leurs mains sont bleues de Paul Bowles, ain­si qu’un vieux cof­fret com­pre­nant trois recueils de nou­velles du même auteur bri­tan­nique, où l’on trouve les volumes L’é­cho, Le scor­pion, et Un thé sur la mon­tagne. Je pars loin et lorsque je revien­drai, j’emménagerai dans ma nou­velle mai­son, une fois les tra­vaux ter­mi­nés. Je me sens lâcher prise, ne rete­nant de mon souffle que quelques images qui res­tent impri­mées dans mon esprit comme ces vieilles pho­tos jau­nies d’ex­plo­ra­teurs per­dus au beau milieu d’hos­tiles forêts tro­pi­cales. Déjà la réa­li­té se perd au creux des jours qui défilent…

Je pars demain.

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