İst­anb­ul “beyaz siyah” dans les pho­tos de Sela­hat­tin Giz

İst­anb­ul “beyaz siyah” dans les pho­tos de Sela­hat­tin Giz

Lors­qu’on parle de pho­tos noir et blanc (beyaz siyah) à İst­anb­ul, on pense tout de suite à Ara Güler et ses cli­chés sobres d’une ville dis­pa­rue. Au tra­vers des pages du très récent Minuit au Pera Palace (la nais­sance d’İst­anb­ul) de Charles King, j’ai décou­vert un autre per­son­nage sym­bo­lique de la ville, un autre pho­to­graphe pas assez connu, d’une autre époque.  Por­trait de Sela­hat­tin Giz, manière de Wee­gee façon otto­mane, pho­to­graphe d’une ville aux mul­tiples visages…

Ma pre­mière ren­contre avec Sela­hat­tin Giz s’est faite par le biais d’une série d’al­bums de pho­to­gra­phies turques à tirage limi­té publiée au début des années 1990. Giz était un jour­na­liste auto­di­dacte qui s’é­tait don­né pour mis­sion d’en­re­gis­trer la vie quo­ti­dienne telle qu’il la voyait, avec un cer­tain goût pour les détails flous, en mou­ve­ment. Quand je suis allé consul­ter ses archives, qui appar­tiennent aujourd’­hui à une banque turque, j’ai décou­vert qu’une de ses plus grandes col­lec­tions de cli­chés était clas­sée dans la caté­go­rie « Kaza » — Acci­dent. J’y ai trou­vé des pho­tos macabres à sen­sa­tion que l’on s’at­tend à voir en pre­mière page de tous les jour­naux dési­reux d’é­cou­ler le plus grand nombre pos­sible d’exem­plaires : acci­dents de voi­ture, pié­tons ren­ver­sés, consé­quences d’une jour­née cau­che­mar­desque où le câble du funi­cu­laire du Tünel s’é­tait rom­pu, lais­sant déva­ler le wagon de bois jus­qu’au bas de la pente où il avait tra­ver­sé la façade de la gare, en contre­bas. S’y ajou­taient les expé­riences per­son­nelles d’un homme muni d’un appa­reil pho­to­gra­phique par une après-midi d’in­do­lence : chats errants, ombres inté­res­santes, quelques essais d’erotica. […]

Selahattin Giz - Photographies du vieil Istanbul - 21

Regar­der ses cli­chés — et ceux de nom­breux pho­to­graphes incon­nus qu’il a inté­grés à sa col­lec­tion —, c’est visi­ter une İst­anb­ul dont peu de gens, Turcs ou tou­ristes, ima­ginent l’exis­tence. On y découvre des cho­ristes russes aux che­veux filasses, bat­tant de bras et affi­chant un air effron­té. Une réunion de l’as­so­cia­tion des anciens eunuques du harem impé­rial du sul­tan. Ici, une foule de musul­mans, uni­que­ment des hommes, sacri­fie deux béliers pour bénir un tram­way. Là, des pom­piers arborent des masques à gaz dignes d’ex­tra­ter­restres lors d’un exer­cice de raid aérien et des éco­lières céder à un cha­grin hys­té­rique à la mort de Mus­ta­fa Kemal Atatürk, le pré­sident fon­da­teur de la Tur­quie. Deux femmes adultes sautent à la corde pour la plus grande joie d’une enfant ou dévalent une rue à bicy­clette, leurs che­veux noirs ou leurs robes d’é­té volant dans la brise. Et voi­là Giz lui-même, sou­riant, immor­ta­li­sé sur la pel­li­cule par un ami au cours d’un hiver à İst­anb­ul, la neige mouillée recou­vrant le bord de son cha­peau mou. Si le jour­na­lisme est le pre­mier brouillon de l’His­toire, il peut éga­le­ment consti­tuer un choc salu­taire : nous obli­ger à nous rap­pe­ler un mode de vie qui avait du sens sur le moment, des exis­tences menées tant bien que mal au milieu des voi­sins qui vivaient et man­geaient dif­fé­rem­ment — musul­mans, chré­tiens et juifs, pieux et laïcs, réfu­giés et autoch­tones —, tous repar­tant à zéro, d’une manière ou d’une autre.

Charles King, Minuit au Pera Palace (la nais­sance d’İstanbul)
Payot, 2016

Read more