Haad Cha­lok­lum, Tsu­na­mi hazard zone

Haad Cha­lok­lum, Tsu­na­mi hazard zone

Haad Cha­lok­lum. Petite sta­tion bal­néaire tout au nord de Ko Phan­gan, der­nier point sur la route ouest de l’île. Pour conti­nuer à l’est, trois pos­si­bi­li­tés ; il faut reve­nir sur Thong Sala par la route, c’est-à-dire tout au sud, ou alors prendre un taxi-boat pour rejoindre les plages plus à l’est. Der­nière solu­tion, tra­ver­ser la bar­rière mon­ta­gneuse qui découpe l’île en deux sur sa par­tie la plus sep­ten­trio­nale, quitte à affron­ter une forêt inhos­pi­ta­lière et dense que, par­tout, on vous décon­seille for­te­ment de péné­trer. C’est dire si Cha­lok­lum fait figure de bout du monde. Un bout du monde bat­tu par le vent char­gé d’eau qui se déverse en trombes sur cette petite anse où les pêcheurs de cala­mars ont élu domi­cile pour leur activité.

4 - Carnet de Thaïlande - 01 - Haad Chaloklum

4 - Carnet de Thaïlande - 03 - Haad Chaloklum

Sur la côte, on vous pré­vient gen­ti­ment que vous êtes dans une zone sou­mise aux tsu­na­mis et qu’en cas de pro­blèmes, un sys­tème de sirène vous alerte et vous enjoint de rejoindre à toute vitesse les hau­teurs. Le décor est plan­té. On est ici sou­mis au dan­ger de la mer, de la nature toute puis­sante dans un décor de rêve, à l’ombre des coco­tiers et sur le sable fin, dans une eau qui frise les 30°C.

4 - Carnet de Thaïlande - 05 - Haad Chaloklum

4 - Carnet de Thaïlande - 07 - Haad Chaloklum

Cha­lok­lum, c’est deux ou trois rues bor­dées de com­merces tenus dans des cabanes en tôle ondu­lée, des épi­ce­ries qui ne disent pas leur nom, des baraques de pêcheurs, quelques petits res­tau­rants qui ne paient pas de mine et au milieu de tout ce petit monde, un temple, le Wat Cha­lok­lum. Impres­sion­né par les lieux de ce petit endroit sans pré­ten­tion, je n’ai même pas osé entrer ; cer­tai­ne­ment parce que j’é­tais trem­pé comme une soupe, rin­cé par une averse qui sem­blait ne jamais vou­loir s’ar­rê­ter. C’est aus­si la pre­mière fois que je suis confron­té de plein fouet à cette reli­gion que je connais mal et qui adore, en plus d’un Boud­dha omni­pré­sent, des mil­liers d’êtres spi­ri­tuels aux qua­li­tés pas toutes recommandables.

La mer a cette tris­tesse des len­de­mains de jours d’ex­cès, lorsque la pluie revient ; la plage garde les stig­mates d’une nuit trop agi­tée, à la limite de la nau­sée. Une simple balan­çoire accro­chée à un pal­mier pen­ché au-des­sus du sable semble attendre qu’on joue avec elle, comme une petite fille aban­don­née. L’a­gi­ta­tion de la houle empêche visi­ble­ment les bateaux de sor­tir, alors que tout sem­blait si ani­mé lorsque je suis pas­sé ici avant de rejoindre l’hô­tel. Pour­tant ici, le sol sèche vite après la pluie, mais l’a­gi­ta­tion de la mer tra­hit que la nature est bien plus per­verse qu’une simple ondée, qu’elle est bien plus per­ni­cieuse qu’il n’y paraît.

4 - Carnet de Thaïlande - 08 - Haad Chaloklum

Sur le front de mer, des claies sont sus­pen­dues à un mètre du sol sur un ter­rain où rien ne pousse. Si je ne les avais pas vues la veille, je n’au­rais jamais su ce qu’on y fai­sait ; ce sont en fait des cadres de bois sur les­quels on tend des filets de pêche tout fins et sur les­quels sèchent les cala­mars frai­che­ment péchés et salés. Une odeur de mort flotte dans l’air. J’i­ma­gine par­fai­te­ment les pauvres petites bêtes sécher au soleil tor­ride de Thaï­lande, leurs sucs gout­tant dans le sol meuble au fur et à mesure de leur lente des­sic­ca­tion pour finir sur les mar­chés ambu­lants de Bang­kok, fins comme des cartes à jouer trans­lu­cides, cro­quants comme des chips de pomme de terre.

4 - Carnet de Thaïlande - 09 - Haad Chaloklum

4 - Carnet de Thaïlande - 34 - Haad Chaloklum

Assise sur le rebord en béton, une femme que la soixan­taine a cueillie plus rapi­de­ment qu’elle ne l’a­vait ima­gi­né, a lais­sé ses chaus­sures der­rière elle pour regar­der la mer cla­po­ter sous les pon­tons, à l’ombre d’un jac­quier impo­sant mena­çant de lais­ser tom­ber ses énormes fruits aux mil­liers de petits piquants. Elle semble si triste et si sereine à la fois qu’elle attire inévi­ta­ble­ment sur elle une ombre de sympathie.

4 - Carnet de Thaïlande - 32 - Haad Chaloklum

4 - Carnet de Thaïlande - 13 - Haad Chaloklum

Dans une petite épi­ce­rie au bord de la route, j’a­chète des petits citrons verts qu’on appelle ici manao (มะนาว, Citrus auran­tii­fo­lia), des feuilles de com­ba­va (มะกรูด, Citrus hys­trix) et des ciga­rettes de tabac rou­lé qu’on appelle che­roots. On trouve de tout et de rien dans ce petit han­gar sur­char­gé d’é­ta­gères, de la cas­se­role en fer blanc au paquet de mou­choirs, en pas­sant par des fruits et légumes à l’as­pect pas tou­jours reconnaissable.

4 - Carnet de Thaïlande - 16 - Haad Chaloklum

4 - Carnet de Thaïlande - 23 - Haad Chaloklum

Dans l’en­ceinte du temple, il com­mence à pleu­voir des trombes, l’a­verse bat son plein tan­dis que les mon­tagnes envi­ron­nantes s’en­tourent de nuages épais aus­si sta­tiques que des boud­dhas endor­mis. Je trouve refuge sous un abri qui est en réa­li­té une salle de mas­sage en plein air. Un vieux bon­homme avec un balai à la main m’in­vite à me mettre à l’a­bri dans son antre autour de laquelle sont accro­chés par des fils de fer des épi­phytes logées dans des petits pots en alu­mi­nium, don­nant au lieu un air aérien et tro­pi­cal. Tout autour de l’en­ceinte du temple sont dis­po­sées des niches où reposent les sou­ve­nirs des ancêtres accom­pa­gnés le plus sou­vent d’une petite pho­to enca­drée, fai­sant pla­ner une onde de res­pec­ta­bi­li­té sur les lieux, déjà empreints de la quié­tude qui sied aux lieux de croyances. Un moine replet passe tran­quille­ment sous son para­pluie pour aller fer­mer les volets du temple avant de retour­ner tout aus­si tran­quille­ment de là où il est arri­vé, pas­sant à côté d’un kiosque où dorment de mau­vais gar­çons mous­ta­chus accom­pa­gnées de chiens tout aus­si mau­vais qui semblent faire la révé­rence à l’homme habillé de safran. Le vieux du salon de mas­sage me parle en me mon­trant la pluie, sem­blant me dire que ça ne s’ar­rête pas. Effec­ti­ve­ment, ça ne s’ar­rête pas et je me décide enfin à retour­ner à l’é­pi­ce­rie où je trou­ve­rai un pon­cho plas­tique fabri­qué au Vietnam.

4 - Carnet de Thaïlande - 24 - Haad Chaloklum

4 - Carnet de Thaïlande - 27 - Haad Chaloklum

4 - Carnet de Thaïlande - 20 - Haad Chaloklum

Dans un des petits res­tau­rants d’une autre rue, je m’at­table pour déjeu­ner d’un tom kha kaï et d’un pad thaï pré­pa­rés dans une cui­sine de for­tune à côté de la chambre du bébé, une chambre aveugle et chao­tique. Le fils qui n’a pas cinq ans va ache­ter des fruits à l’é­pi­ce­rie d’en face, tan­dis que la petite fille, plus jeune encore, s’ex­ta­sie devant un karao­ké qui passe à la télé. A la fin du repas, le père me pro­pose de me rame­ner à Haad Salad avec sa voi­ture pour un prix tout à fait modeste.

4 - Carnet de Thaïlande - 29 - Haad Chaloklum

Le temps s’é­tire à Haad Cha­lok­lum tan­dis que la plage attend sage­ment les ravages d’un tsu­na­mi. Il n’y a rien à faire ici à part regar­der le temps pas­ser et la pluie s’é­cra­ser en grosses gouttes sur les feuilles d’un beau vert tendre des bana­niers. De temps en temps, on entend les noix de coco tom­ber dans un bruit sourd de toute leur hau­teur dans l’herbe grasse où paissent des buffles gras. Même les chiens s’en­nuient ferme, l’œil à moi­tié fer­mé pen­dant qu’ils dorment sur le bord de la route, et par­fois même au beau milieu des car­re­fours. Il va fal­loir que j’ap­prenne à goû­ter de ce temps qui ne s’é­coule pas d’une manière connue.

4 - Carnet de Thaïlande - 36 - Haad Chaloklum

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Le monde tour­noyant de Thong Sala

Le monde tour­noyant de Thong Sala

Thong Sala. Thong Sala (ท้องศาลา), à l’ouest de la petite île de Ko Phan­gan, accro­chée à la mer du Golfe de Thaï­lande comme un esca­la­deur déses­pé­ré à la falaise qui sur­plombe la mer. La pre­mière fois que j’ai mis les pieds ici, c’é­tait un après-midi, un ter­rible après-midi d’o­rage. A peine y avais-je mis les pieds que le ciel s’est frac­tu­ré pour se déver­ser en trombes tro­pi­cales sur les rues mal bitu­mées de cette petite ville fai­sant office de centre admi­nis­tra­tif d’une île qui semble dépour­vue de tout, sauf de pois­sons et de cala­mars. Pas très éten­due, elle me fait l’im­pres­sion d’une ville fou­traque, hasar­deuse, sans vrai­ment de sens, avec des fils élec­triques par­tout dans les airs et plus de scoo­ters que d’ha­bi­tants, des vieux hip­pies imbi­bés de Chang Beer et de jeunes toxi­cos tatoués comme des frises incas.

3 - Carnet de Thaïlande - 14 - Baan Thongsala

3 - Carnet de Thaïlande - 15 - Baan Thongsala

3 - Carnet de Thaïlande - 11 - Baan Thongsala

La pre­mière fois que je suis arri­vé au Pan­tip Mar­ket, prin­ci­pa­le­ment actif le soir et la nuit, je me suis dit qu’il n’é­tait pas ques­tion que je déjeune quoi que ce soit qui vienne d’i­ci. Car­casses de canard accro­chées par les pattes, macé­rant tran­quille­ment dans leurs cages de verre en plein soleil, odeurs de pois­sons tailla­dés insou­te­nables, sus­pen­dus en plein air, de grillades de bou­lettes d’une viande à l’o­ri­gine indé­ter­mi­née… Fina­le­ment, je me lais­se­rai ten­ter par les petites assiettes de pad thaï pré­pa­rées sur place, avec sucre en poudre, piment et giclée de jus de citron vert sur des caca­huètes écra­sées qui feront le prin­ci­pal de mon séjour ici, mais aus­si par les bro­chettes de bou­lettes de pou­let qui, à peine ingé­rées, me lais­se­ront presque mort sur le bord du trot­toir, à me prendre les tripes d’un mal étrange qui se ter­mi­ne­ra aux toi­lettes dans un fra­cas inima­gi­nable. L’o­deur asso­ciée au Pan­tip Mar­ket, c’est celle du rance et de l’a­va­rié, mais c’est comme à peu près comme tout, j’i­ma­gine, on finit par s’y faire.

3 - Carnet de Thaïlande - 08 - Baan Thongsala

3 - Carnet de Thaïlande - 25 - Baan Thongsala

Ce pre­mier jour où les rues sont bat­tues par une pluie qui semble ne jamais devoir s’ar­rê­ter, je suis pris en otage sous les tôles ondu­lées d’un han­gar où l’on vend des vête­ments de toutes les cou­leurs fluo­res­centes qu’il est pos­sible d’i­ma­gi­ner, sans quoi que ce soit pour me pro­té­ger de la pluie. Il fait une cha­leur de four­naise sous les tôles et l’air ne cir­cule qua­si­ment pas. La pluie par­vient à peine à dis­si­per l’at­mo­sphère lourde et grasse. Je réus­sis à m’en­fuir d’i­ci après avoir ache­té un bal­lon en rotin pour mon fils, du baume du tigre et un pen­den­tif en forme de médaille où prie en silence un boud­dha debout.

3 - Carnet de Thaïlande - 13 - Baan Thongsala

Un de ces jours, je mange dans ce mar­ché de nuit, sous la grande halle qui sert à se pro­té­ger des averses aus­si fré­quentes que mas­sives, du pou­let épi­cé et du jus de mangue gla­cé. Une jeune fille à peine en âge d’a­voir des enfants débar­rasse et net­toie les tables avec sa petite fille dans les jambes, à peine haute comme deux pommes. L’en­droit est bruyant et sale ; un vieux baba chante du Bob Mar­ley avec sa gui­tare en pas­sant au milieu des tables, et un har­mo­ni­ca en tra­vers de la bouche, qu’il ne sait visi­ble­ment pas uti­li­ser. Je me rends compte qu’il n’y a pas un seul Thaï sous ce han­gar ; je n’ai rien à faire ici, ce n’est pas mon monde et je ne veux sur­tout pas être assi­mi­lé à cette foule dans laquelle je ne me recon­nais pas. Je quitte cet endroit qui doit cer­tai­ne­ment don­ner l’illu­sion à tous ces Amé­ri­cains et Alle­mands qu’ils sont ici au cœur de la Thaï­lande authen­tique, tou­jours dans l’entre-soi, même à l’autre bout du monde.

3 - Carnet de Thaïlande - 17 - Baan Thongsala

Thong Sala, c’est un port « inter­na­tio­nal » dans lequel trône un navire mili­taire, enfer­mé dans une rade, à dix mètres de la plage. Je rentre dans la nuit en taxi, accom­pa­gné du chant des cra­pauds qui s’é­go­sillent dans les ténèbres et d’une lumière bleue accro­chée aux mon­tants du pick-up trans­for­mé en taxi-brousse, don­nant à la nuit un air magique et irréel.

3 - Carnet de Thaïlande - 22 - Baan Thongsala

Voi­là, c’est ça Thong Sala. Ce n’est pas grand-chose, juste une petite ville pus grosse que les autres, d’où partent des petits bateaux depuis son port inter­na­tio­nal pour rejoindre Ko Samui, Ko Tao, et même le parc natio­nal de Mu Ko Ang Thong. Il n’y a rien à voir ici. Quelques petits temples sans inté­rêt, la mer du Golfe de Thaï­lande qui s’é­tend sur l’ho­ri­zon, des mar­chés où prend à la gorge l’o­deur insou­te­nable des cala­mars séchés et de pois­sons que je n’o­se­rais pas appro­cher, mais ce qu’on vient cher­cher à Thong Sala, c’est autre chose, et ce n’est pas ce qu’y viennent y cher­cher tous ces vieux Alle­mands à la peau buri­née par le soleil, atten­dant leur méla­nome sous les feuilles de bana­niers ; on vient y cher­cher les pro­duits de pre­mière néces­si­té pour ensuite retour­ner dans son para­dis caché de tous, une fois de temps en temps.

3 - Carnet de Thaïlande - 19 - Baan Thongsala

C’est la nuit que Thong Sala a le plus de charme, parce qu’en­fin, char­mante comme un enfant, il est plus agréable encore d’at­tendre qu’elle se soit endor­mie pour pro­fi­ter de son silence.

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Jours élas­tiques à Haad Salad

Jours élas­tiques à Haad Salad

Ko Phan­gan (Pha Ngan) est une petite île plan­tée au beau milieu du Golfe de Thaï­lande, à deux pas de sa grande sœur Ko Samui, plus connue, plus cos­sue, moins en retrait. Phan­gan, c’est un havre de paix qu’une bande d’a­bru­tis a ten­té de trans­for­mer en ter­rain de jeu pour fêtards noc­turnes, alcoo­li­sés et les neu­rones bom­bar­dés à l’ecs­ta­sy, lors de ces immenses fêtes don­nées sur les plages du sud de l’île, les fameuses full moon par­ties qui ont lieu tous les 28 jours… Alors pour­quoi aller se ter­rer là-bas si c’est pour vivre ça ? L’île est grande et pas for­cé­ment très acces­sible par­tout. Le sud n’est pas l’île (on pour­rait presque dire ça de la France aus­si…). Non, Phan­gan c’est aus­si une île qui vit au rythme de la mer, jamais vrai­ment pres­sée, tou­jours un peu lente…

2 - Carnet de Thaïlande - 02 - Haad Salad

2 - Carnet de Thaïlande - 07 - Haad Salad

2 - Carnet de Thaïlande - 08 - Haad Salad

J’ai pas­sé quelques jours dans cette petite anse qui porte le nom étrange de Haad Salad, qui pour­rait évo­quer un légume vert qui ne pousse pas for­cé­ment sous ces lati­tudes, mais pas du tout, c’est un topo­nyme comme un autre, un petit bourg au bord d’une route qui fait le tour de l’île et par lequel on accède des deux côtés. On arrive par le vil­lage où l’on trouve quelques com­mer­çants, des loueurs de scoo­ters et de petits res­tau­rants qui ne paient pas de mine. De l’autre côté, on arrive par une grande côte que les scoo­ters pour­tant bien puis­sants ont du mal à gravir.

2 - Carnet de Thaïlande - 10 - Haad Salad

2 - Carnet de Thaïlande - 11 - Haad Salad

2 - Carnet de Thaïlande - 13 - Haad Salad

C’est ici que j’ai posé mes valises, dans un petit hôtel dont je ne fais pas la pro­mo­tion, de peur qu’il soit trop cou­ru par la suite. Des bun­ga­lows sont accro­chés à la col­line dans un jeu d’é­qui­li­briste par­fois auda­cieux, tan­dis qu’un petit immeuble en béton, mais pas suf­fi­sam­ment grand pour être vrai­ment déran­geant, sur­plombe la petite baie coral­lienne de toute sa hau­teur et offre une vue à la fois sur la forêt et sur le large. Près de la plage, une grande cahute fait office de res­tau­rant, grande ouverte sur le ciel, les pal­miers et par­fois même le bruit des vagues rame­né par le vent.

La jour­née, je nage par­mi des petits pois­sons aux noms incon­nus, des our­sins noirs et des holo­thu­ries grosses comme des mol­lets, et par­mi les algues, un pois­son énorme qui se cache tant bien que mal, avec une grosse bouche en cœur et une épine sur le dos. Cer­tains de ces petits pois­sons sont exces­si­ve­ment agres­sifs ; ils tentent de vous atta­quer (toutes pro­por­tions gar­dées) pour vous signi­fier que le pneu qui gît par cin­quante cen­ti­mètres de fond est en réa­li­té leur habi­tat et qu’ils y gardent leur pro­gé­ni­ture bien à l’a­bri. Mal­gré son atti­tude un peu ner­veuse, il recule quand je tends la main vers lui. Le midi, je déjeune d’un pad thaï bien sucré sous un ciel qui se couvre de franges d’un beau gris fon­cé, connu sous nos lati­tudes sous le nom de « ciel de merde ».

2 - Carnet de Thaïlande - 16 - Haad Salad

Lorsque je reviens d’une balade à Baan Thong­sa­la, alors que la nuit est déjà tom­bée, je m’ac­croche tant bien que mal à l’ar­rière du pick up car je le vois évi­ter les flaques d’eau monu­men­tales qui se sont for­mées sur la route après l’a­verse de la jour­née. Sur le bord de la route, on vent de l’es­sence dans des bou­teilles de whis­ky bon mar­ché sous des petits étals en bam­bou éclai­rés par une ampoule soli­taire jusque tard dans la nuit. Sou­vent même, il n’y a per­sonne pour sur­veiller. Lais­sez une pièce dans la boîte et tirez-vous le réser­voir plein. Des buffles gras­souillets se com­plaisent dans leurs champs sous la pluie battante.

2 - Carnet de Thaïlande - 19 - Haad Salad

2 - Carnet de Thaïlande - 14 - Haad Salad

Intri­gué par des petites lumières qui s’al­lument sur l’ho­ri­zon, j’a­pos­trophe le chauf­feur qui me dit que ce sont des pêcheurs au large qui uti­lisent la lumière pour faire remon­ter leurs futures prises à la sur­face. Il est inca­pable de me trou­ver le mot en anglais pour me dire ce qu’ils pêchent mais ce ne sont pas des pois­sons, il me fait des signes que je ne com­prends pas ; d’un com­mun accord, nous pré­fé­rons en res­ter là pour gar­der la face… Je pense à des cre­vettes, mais je doute que ce soit ça…

2 - Carnet de Thaïlande - 21 - Haad Salad

Toutes sortes d’a­ni­maux vivent ici en toute tran­quilli­té au beau milieu d’une nature pim­pante que per­sonne ne vient révo­lu­tion­ner. Des iguanes, des tout petits lézards frin­gants, un élé­phant, des oiseaux hauts sur pattes avec le cou bien droit qui font de drôles de bruits et que j’i­ma­gine être des mai­nates, une arai­gnée grande comme la main ouverte pen­due à un pan­neau d’af­fi­chage, atten­dant son dîner en me regar­dant pas­ser, un chien à trois pattes ado­rable qui cherche les caresses et qui vient me cher­cher à chaque fois que je des­cends sur la plage, que je fini­rai par appe­ler avec une tonne d’i­ma­gi­na­tion « trois pattes », des petits cor­niauds ridi­cules qui se grattent tous les temps avec la patte arrière, des papillons énormes, noirs, blancs, insaisissables…

2 - Carnet de Thaïlande - 24 - Haad Salad

Tan­dis que je dîne mol­le­ment d’un cur­ry vert, vau­tré sur les cous­sins du res­tau­rant, les ser­veurs tirent les bâches du res­tau­rant pour pro­té­ger l’a­van­cée de la gale­rie d’une éven­tuelle grosse averse noc­turne. J’ai pris l’ha­bi­tude de ne pas m’in­quié­ter de la météo ; ici, même une grosse averse signi­fie qu’elle sera balayée pour le pro­chain rayon de soleil qui arrive aus­si vite que les nuages s’enfuient.

Au petit matin, une dou­ceur humide vient cares­ser l’ombre de la ter­rasse ; le pay­sage est trem­pé d’une pluie légère, lus­trant les col­lines ver­doyantes, ver­nis­sant les feuilles dans une ambiance dégou­li­nante de tro­pique esso­rée. La marée est plus haute que d’ha­bi­tude, lèche à cer­tains endroits les cahutes du bord de la plage et les contre­forts de cet ancien repaire de pirates. Des vagues hautes viennent se fra­cas­ser contre la bar­rière de corail qui ferme l’anse dans un bruit ron­ron­nant qui monte jus­qu’à mon hamac. Sur la plage, des jeunes gar­çons dépe­naillés, la tête cou­verte par un large cha­peau de paille effi­lo­chée ratissent le sable, chassent les feuilles que le vent a fait tom­ber pen­dant la nuit.

2 - Carnet de Thaïlande - 27 - Haad Salad

Par­fois le matin, l’eau est trou­blée par les vagues, retour­nant le sable avec légè­re­té, la marée monte de plus en plus haut. Ce n’est pas la Médi­ter­ra­née ici, on est bel et bien au bord de l’o­céan mal­gré la double enclave que construit le Golfe de Thaï­lande et la petite anse au nord de l’île… Mal­gré un temps un peu bous­cu­lé, la mati­née passe vite à lézar­der sur une plage déser­tée ou dans l’eau que je finis par trou­ver un peu plus fraîche que ce que j’a­vais ima­gi­né ; on reste quand-même dans des ordres de gran­deur qu’on n’o­se­rait pas ima­gi­ner sur une plage du Roussillon…

Un petit che­min remonte à tra­vers le jar­din d’un hôtel pour rega­gner le petit bourg com­mer­çant, un che­min de terre rouge ravi­né par les averses où s’ac­cu­mulent des déchets char­riés par la der­nière pluie. D’i­ci je prends sou­vent un taxi choi­si au hasard pour rega­gner Baan Thong­sa­la par les routes inondées.

2 - Carnet de Thaïlande - 30 - Haad Salad

2 - Carnet de Thaïlande - 43 - Haad Salad

Un matin, je me réveille tôt, signe que je suis enfin repo­sé ; il fait chaud et les vagues s’é­crasent dans un bruit sourd sur la bar­rière de rochers et sur la plage à pré­sent. Un soleil humide perce la couche de brume lai­teuse. « Trois pattes » a dor­mi toute la nuit sur mon bal­con ; quelques caresses et il s’en­fuit pour rejoindre la plage.

En repen­sant à ce que j’ai vu la veille à Thong­sa­la, je m’in­quiète de voir une Thaï­lande encore un peu maî­tresse d’elle-même se faire vam­pi­ri­ser par une armée de fan­tômes. Juste de retour des choses, elle leur suce le sang par le petit trou du porte-mon­naie. Des Euro­péens enva­hissent les moindres recoins avec leurs bou­teilles de bière et leurs dol­lars plein les poches, se perdent dans un pays cha­leu­reux qui les pompent ; on ne s’é­tonne pas vrai­ment de voir de vieux Alle­mands ou des Néer­lan­dais errer le regard per­du dans les ruelles sombres et cras­seuses à la recherche d’une assiette de pad thaï jetée dans un contai­ner. Ils ont pen­sé pou­voir vivre ici, sous un soleil cui­sant, parce qu’i­ci on peut vivre dehors sans mou­rir de froid, mais ce qui les tue est bien plus per­ni­cieux, c’est la sen­sa­tion de toute puis­sance du colon qui se trouve bien vite rame­né à ce qu’il est en réa­li­té… une merde d’é­lé­phant… et encore ! Avec celle-ci, on peut faire du papier…

2 - Carnet de Thaïlande - 32 - Haad Salad

La veille, les bateaux de pêche avec leurs petits lumi­gnons verts et jaunes sont res­tés au large toute la jour­née. Ce sont des pêcheurs de cala­mars. Cette nuit, les oiseaux ont bavar­dé jusque tard. Je passe ma mati­née dans l’eau, masque et tuba sur le nez, fais la connais­sance d’un petit tri­dacne (béni­tier) aux lèvres vertes pul­peuses qui don­ne­raient presque envie de l’embrasser à pleine bouche, mais aus­si d’un petit pois­son qui nage à recu­lons pour se cacher dans une coquille ronde ; étrange sym­biose natu­relle. Sur la plage tan­dis que le soleil décline, je me fais mas­ser par un Kha­toey (กะเทย), en tout bien tout hon­neur, pour une poi­gnée de bahts, qui a réus­si à me dénouer défi­ni­ti­ve­ment les muscles du dos… Les chiens eux, se délassent sur le sable qu’ils creusent pour se blot­tir dans la frai­cheur d’une fin de jour­née haras­sante où ils se sont mor­dillés gen­ti­ment pour défendre leur bout de plage.

2 - Carnet de Thaïlande - 44 - Haad Salad

2 - Carnet de Thaïlande - 49 - Haad Salad

Les grandes fleurs blanches des fran­gi­pa­niers dis­til­lent dans l’air leur par­fum suave, m’in­di­quant que je vais devoir finir par par­tir en empor­tant ça avec moi. Le temps ici s’est ralen­ti, je ne fais que man­ger, dor­mir, bou­qui­ner un peu, nager dans une eau tur­quoise au beau milieu de pois­sons qui ne songent à rien. Moi qui ne suis pas un être d’eau, je passe le plus clair de mon temps à faire la planche dans une eau aus­si chaude que l’air, les yeux tour­nés vers le ciel. Je ne ramè­ne­rai rien d’autre d’i­ci que des sou­ve­nirs tendres, les caresses atten­dues d’un chien qui a per­du sa patte, les cris des geckos le soir tan­dis que mon assiette se rem­plit de mo manao (porc épi­cé au citron vert), de samous­sas tendres au pou­let et de jus de mangue fraiche. Et de quelques mojitos…

2 - Carnet de Thaïlande - 33 - Haad Salad

2 - Carnet de Thaïlande - 34 - Haad Salad

Pois­sons fleurs, pois­sons rayés, pois­sons plats, pois­sons far­ceurs, our­sins sur les­quels j’au­rais réus­si à mar­cher, me plan­tant un pic à bro­chettes sous la plante du pied, pois­sons ogives, pois­sons cache-cache… Inca­pable de mettre un nom sur toute cette faune, j’in­vente des noms comme le fai­saient les anciens, au plus proche de ce que je découvre…

Mis­ter Sim et Mis­ter Sia se sont assis ma table quelques ins­tants pour papo­ter dans un anglais approxi­ma­tif qui nous a tout de même per­mis d’é­chan­ger un peu sur leur vie ici. Ils vivent ici à l’an­née avec femme et enfants qui s’é­brouent dans les arrière-cours de l’hô­tel. Quand ils me demandent d’où je viens, ils ne savent pas où se situe la France. Paris ? Ah Paris !!! Le par­fum, la Tour Eif­fel, l’argent… Oui, mais non… Paris ce n’est pas ça, même si d’i­ci ça y res­semble. Mieux vaut les lais­ser avec ces images puis­qu’ils n’i­ront cer­tai­ne­ment jamais, pour leur plus grand bien…

2 - Carnet de Thaïlande - 38 - Haad Salad

Quand je par­ti­rai d’i­ci, la fille de la récep­tion tien­dra à s’oc­cu­per de tout, taxi jus­qu’à Thong­sa­la, billets pour le bateau qui me ramène à Samui, et jus­qu’au taxi qui me per­met­tra de rejoindre l’aé­ro­port. Je n’au­rai rien à faire, sinon à payer…

Haad Salad ne s’ef­face pas de mon sou­ve­nir, la petite anse enser­rée entre les col­lines plon­geant dans l’eau chaude et calme reste pré­sente au creux de moi, ses odeurs et ses bruits de cigales, les geckos râlant dans la nuit sous le por­trait du roi Rama V, les fran­gi­pa­niers et les arbres du voya­geurs éten­dant leurs longs bras au-des­sus des petites che­mins qui regagnent les chambres… Un petit rêve dans lequel on ne se pré­oc­cupe de rien, sinon d’être bien, loin de tout, loin du tumulte des grandes villes, loin des avions qu’on n’en­tend plus.

Haad Salad…

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✈ Paris / Dubaï / Bang­kok / Ko Samui / Haad Rin ⚓

✈ Paris / Dubaï / Bang­kok / Ko Samui / Haad Rin ⚓

✈ Paris / Dubai / Bang­kok / Ko Samui / Haad Rin ⚓, ça sonne presque comme une blague, l’his­toire d’un road trip dans les airs et sur la mer, plai­san­te­rie impos­sible à accom­plir dans des temps rai­son­nables. Pour­tant, mon objec­tif était de par­tir le plus loin pos­sible, plus loin que la Tur­quie et cette fois-ci ne pas faire sem­blant de poser les pieds en Asie en pre­nant sim­ple­ment un bateau pour pas­ser le Bos­phore, ce qui reste au demeu­rant une expé­rience unique. Le point de départ est tou­jours le même ; depuis chez moi. Cette fois-ci, le point d’ar­ri­vée, il faut le regar­der avec une loupe sur la page un peu jau­nie de l’at­las. Pour un peu, on y ver­rait encore, effa­cée sous le pas­sage des doigts sur le papier car­ton­né, la men­tion « Royaume de Siam »… Siam, pour moi c’é­tait la longue rue qui des­cend de la place de la Liber­té jus­qu’au pont de Recou­vrance qui enjambe le Pen­feld à Brest, dans la rade de l’Ar­se­nal. Siam était un nom qui évo­quait l’ar­ri­vée en TGV en gare de Brest, et rien d’autre, si ce n’est un film amé­ri­cain un peu nunuche de 1956 avec Yul Bryn­ner et Debo­rah Kerr…

Siam vient du sans­krit श्याम (sya­ma) qui signi­fie sombre, en réfé­rence au teint fon­cé des habi­tants des terres d’Ayut­thaya. Rien de tout ceci n’existe plus désor­mais, ni le Siam, ni le temps des grandes capi­tales dorées où les Empe­reurs tout-puis­sants régnaient sur leurs chep­tels d’é­lé­phants blancs, ni même toute les idées reçues qu’on peut se faire sur le pays ; tout y est pire et mieux à la fois.

Com­ment j’ai choi­si la Thaï­lande ? Je n’en sais fichtre rien. Simple hasard du calen­drier, d’un doigt poin­té sur un globe ter­restre ou d’un caprice après une soi­rée trop arro­sée. Pour­quoi Ko Phan­gan ? Je ne m’en sou­viens plus, et peu importe après tout… C’é­tait peut-être bien l’i­dée qu’on se fait d’une île tran­quille, loin du tumulte vul­gaire de Phu­ket et de Ko Phi Phi…

Nous sommes le 2 mars 2013, c’est l’hi­ver à Paris, il fait froid et sombre et la tem­pé­ra­ture ne dépasse pas 3°C la jour­née. Comme tous les hivers, je goûte ces jours enso­leillés comme des petites perles que j’ac­croche au col­lier des jours heu­reux et je mau­dis les téné­breux jours de pluie comme autant de cau­che­mars sans fard. L’aé­ro­port Charles de Gaulle est comme un havre dans lequel je me blot­tis, dans le ter­mi­nal 2, une cathé­drale métal­lique et froide au-des­sus de ma tête qui me rap­pelle des sou­ve­nirs enfouis, peut-être même jamais vécus, où tour­billonnent des sons impro­bables, entre les annonces d’embarquement et le ron­ron puis­sant de la pous­sée des moteurs à pleine puis­sance sur le tar­mac gelé. Ce sont encore des his­toires d’a­vions, de voyages et de tran­sits, de cor­res­pon­dances effré­nées et d’at­tentes inter­mi­nables pen­dant les­quelles le temps s’al­longe sur le divan pour lais­ser place à toutes sortes de rêve­ries mys­tiques que seules les ambiances d’aé­ro­port sont capables d’engendrer.

Il est 20h30 dans la grande salle d’embarquement par­se­mée de fau­teuils confor­tables don­nant sur les pas­se­relles. Les départs m’an­goissent ter­ri­ble­ment, mal­gré toute la confiance per­mise par l’or­ga­ni­sa­tion sans faille de toute cette méca­nique incroyable, mal­gré l’hor­lo­ge­rie bien hui­lée des ouver­tures des bureaux d’en­re­gis­tre­ment et des portes, des demandes pres­santes des agents de sécu­ri­té pour contrô­ler les cartes d’embarquement, mal­gré le fait que je me suis enre­gis­tré en ligne vingt-quatre heures avant d’ar­ri­ver pour pas­ser le moins de temps dans la queue. Je me sens tou­jours aus­si mal. Cette fois-ci, je pars à 9500 km de chez moi, presque 10 000 si je compte l’ar­ri­vée à Phan­gan, des dis­tances que je n’ar­rive même pas à conce­voir. Rien que de me repré­sen­ter l’é­loi­gne­ment, je n’ar­rive plus à me maî­tri­ser, mes jambes tremblent dans l’at­tente de l’ou­ver­ture de la porte, je fais les cent pas sous les ver­rières arro­sées par la nuit d’hi­ver, reflé­tant des lumières sans ori­gines. J’a­chète un maga­zine sur lequel je suis inca­pable de me concen­trer et j’es­saie de m’en­gouf­frer dans les rêve­ries futures de mon voyage, his­toire de dédra­ma­ti­ser. J’ai peur de me perdre, de ne pas reve­nir, de sen­tir des forces s’ap­puyer sur moi pour me détruire, de me faire hap­per par le gouffre ver­ti­gi­neux qui s’ouvre devant ; l’in­con­nu me dévaste chaque fois un peu plus et me plonge dans une tor­peur sourde.

A quelques mètres de moi s’as­soient Chia­ra Mas­troian­ni et Vincent Lin­don, qui feront le voyage eux aus­si en classe éco jus­qu’à Dubai, à quelques fau­teuils de mon hublot, ce qui, je ne sais pour­quoi, m’a­paise ter­ri­ble­ment. Un peu plus loin, un moine ortho­doxe, dra­pé de noir et por­tant une croix immense sur son plas­tron (je me demande com­ment il a réus­si à pas­ser les por­tiques) reste debout, de toute sa hau­teur de géant bar­bu aux che­veux ramas­sés sous son calot ; Dieu est avec nous, pauvres voya­geurs, son repré­sen­tant nous mène­ra au bout du monde, si Dieu le veut ! Il est temps d’embarquer, c’est le début du bal des pre­miers. Bous­cu­lades, valises qui roulent sur les pieds… j’at­tends que le gros de la foule soit pas­sé, rien ne sert de se pres­ser puisque cha­cun a sa place. Tout le monde ne le sait peut-être pas et s’i­ma­gine cer­tai­ne­ment que l’a­vion pour­rait par­tir sans eux.

Grande pre­mière, je prends un Air­bus A380, le phé­nix des airs, un avion tel­le­ment énorme qu’il faut deux pla­te­formes pour mon­ter les trol­leys conte­nant les repas. La connexion à Dubaï est une expé­rience à elle toute seule. Des kilo­mètres de cou­loirs sans fin, des esca­la­tors dans tous les sens et des ascen­seurs pou­vant embar­quer une voi­ture. Sous terre, un métro pour chan­ger de ter­mi­nal tel­le­ment le hub est immense, un duty free à perte de vue et son éter­nelle grosse cylin­drée à gagner à la lote­rie ; j’i­ma­gine qu’on vous l’emballe si vous raflez la mise… On ne se croi­rait pas dans un pays du Golfe ; tous les employés sont Indiens, Népa­lais, Pakis­ta­nais. Quelques Émi­ra­tis se recon­naissent à leur djel­la­ba blanche et à leur kef­fieh. Je bois un café au lait dans un ersatz de bou­lan­ge­rie Paul où je paie en euros, ren­du de mon­naie en dirhams émi­ra­tis, quelques pièces pour dinette ornées d’une lampe à huile his­toire d’a­li­men­ter encore un peu plus le cli­ché « mille et une nuits» ; quelques ins­tants pas­sés sous cette énorme cathé­drale de verre en forme de tube d’as­pi­rine, comme une repro­duc­tion d’un autre monde en plein désert. Dehors il fait 33°C. Pas le temps de trai­ner, il faut enquiller les cou­loirs pour s’ap­pro­cher au plus vite de la porte d’embarquement. Le pic­to­gramme d’une mos­quée semble se faire nar­guer par une hor­loge accro­chée au mur, arbo­rant fiè­re­ment une écri­ture arabe et le nom de la marque : Rolex. Qui fait le pied de nez à l’autre ?

1 - Carnet de Thaïlande - 01 - Dans l'avion

1 - Carnet de Thaïlande - 05 - Dubai

Au contrôle, c’est une femme qui s’as­sure que les sacs ne contiennent rien de dan­ge­reux. Après les rayons X, elle s’a­dresse à moi en arabe en me fai­sant signe d’un air sévère de vider mon sac… com­plè­te­ment, ce que je fais sans rechi­gner. Tout au fond se trouve mes livres, empi­lés les uns sur les autres, de telle sorte que cela devait faire une masse com­pacte au détec­teur de métaux. Elle prend mes livres dans la main et les lève d’un air triom­phant pour les mon­trer à son supé­rieur, en disant « kutub!! ». Le mot fait écho en moi et me rap­pelle les pan­neaux d’Is­tan­bul dési­gnant les biblio­thèques : kutu­pha­ne­si. Je répète après elle « kutub » sans m’en rendre compte ; elle me sou­rit et me rend mes livres, sauf un. Elle pro­nonce le mot « kitab » en le levant, et le repose sur la pile en répé­tant « kutub ». Je viens, sans le vou­loir, d’ap­prendre quelques mots d’a­rabe avec une agent de sécu­ri­té aéro­por­tuaire émi­ra­tie presque entiè­re­ment voi­lée. Surréaliste.

Le voyage se pour­suit dans un Boeing 777–300 dans lequel je regarde Argo et Sky­fall sur le petit écran indi­vi­duel. Je n’ai qua­si­ment pas dor­mi dans l’Air­bus et je n’ar­rive qu’à fer­mer les yeux sur cette por­tion du vol. Dor­mir en avion est impos­sible pour moi à cause de la posi­tion assise, du bruit, et de tout un tas de choses que je ne maî­trise pas. Pas la peur parce que les vols m’a­musent plu­tôt qu’autre chose, atten­dant le trou d’air ou le petit cahot qui fera fré­mir l’é­chine des pas­sa­gers qui, l’es­pace d’un ins­tant, blê­missent en s’ac­cro­chant aux accou­doirs. Je sens la fatigue m’en­va­hir, mes sens s’é­mous­ser et je com­mence à deve­nir nerveux.

J’ar­rive à Bang­kok de nuit, dans un tumulte urbain qui ne me change pas vrai­ment de mes habi­tudes. L’air cli­ma­ti­sé de l’aé­ro­port me réveille tan­dis que j’at­tends ma valise. Au milieu du flot d’é­tran­gers qui attendent au bureau de l’im­mi­gra­tion, deux moines boud­dhistes attendent on ne sait quoi dans le grand hall réfri­gé­ré. La pre­mière pen­sée qui me vient est qu’ils doivent se cailler sous leurs tis­sus safran enrou­lés sur leurs épaules.

Suvar­nabhu­mi (on dit Sou­wa­na­poum) est un aéro­port immense, une cage d’a­cier et de verre plan­tée au milieu des marais, pla­cée sous le regard bien­veillant du roi et de la reine et d’im­menses sta­tues colo­rées repré­sen­tant des démons cen­sés éloi­gner le mau­vais sort des lieux. Une pre­mière incur­sion des croyances boud­dhistes dans la vie quo­ti­dienne. Je ne suis ici qu’en tran­sit, de pas­sage. Je dois être demain à Haad Salad, sur la petite île de Ko Phan­gan. Avant de par­tir, j’ai com­man­dé mon billet auprès de la com­pa­gnie natio­nale des che­mins de fer pour rejoindre Surat Tha­ni, mais à mon arri­vée à l’aé­ro­port, je reçois un mail qui me dit que ma demande n’a pas pu abou­tir car les billets ne pou­vaient pas être envoyés (par cour­rier) à temps pour la date indi­quée. Me voi­ci per­du dans une capi­tale dont je connais rien, ne sachant abso­lu­ment pas com­ment rejoindre ma petite île ; je pour­rais me sen­tir angois­sé mais je prends sur moi, un peu gri­sé par cette situa­tion cocasse, tan­dis que sous mon crâne la fatigue com­mence à me ron­ger les nerfs.

1 - Carnet de Thaïlande - 17 - Bangkok Suvarnabhumi

1 - Carnet de Thaïlande - 12 - Bangkok Suvarnabhumi

1 - Carnet de Thaïlande - 13 - Bangkok Suvarnabhumi

Auprès du bureau du tou­risme, j’en­vi­sage avec la jolie Thaï gai­née d’un pan­ta­lon de cuir mar­ron tenant le stand toutes les pistes pos­sibles pour rejoindre le sud. Le train… il est pos­sible de rejoindre la gare qui se trouve à l’autre bout de la ville, mais elle me confie que les trains sont tou­jours en retard et qu’à l’heure qu’il est je risque de rater le der­nier départ de nuit pour Surat Tha­ni. Exit le train. Il reste l’a­vion ; elle me conseille de prendre un billet pour Ko Samui direc­te­ment avec la com­pa­gnie Bang­kok Air­ways, recon­nais­sable entre toutes avec ses cou­leurs bleu pas­tel ; je m’in­quiète du fait que c’est peut-être un peu com­pli­qué de trou­ver une place pour un départ demain matin, mais elle m’as­sure que je trou­ve­rai. Effec­ti­ve­ment, au comp­toir, je prends mon billet pour le len­de­main matin. Me voi­ci sau­vé, même si je trouve ça incroyable de trou­ver un billet d’a­vion pour le len­de­main. Afin de fêter ma vic­toire sur mes angoisses, je sors prendre l’air sur la voie des taxis. Prendre l’air est un grand mot ; l’air de la nuit me tombe des­sus comme une chape de plomb. Un taxi rose s’ar­rête devant moi et dégueule une vieille poule alle­mande sim­ple­ment vêtu d’une robe si courte que je peux voir la nais­sance de ses fesses énormes quand elle ramasse son sac sur le sol. Habillé d’un jean et de mon blou­son, je croule sous leur poids et file aux toi­lettes me chan­ger pour des vête­ments plus appro­priés. L’o­deur de mon corps pas lavé depuis la veille au matin me répugne, j’ai la peau grasse et suin­tante de sueur col­lée, les mains sen­tant le par­fum syn­thé­tique des toi­lettes de l’avion.

Assom­mé de fatigue, le corps endo­lo­ri… j’ar­rive à sou­rire à une petite fille qui vend du sti­cky man­go rice (riz gluant à la mangue), avise une table dans un des res­tau­rants du mall pour englou­tir un tom kha kai qui m’ar­rache des larmes de déses­poir dès la pre­mière lou­chée tel­le­ment la soupe est épi­cée… la soupe de lait de coco et de pou­let qui fait chia­ler… Je finis par trou­ver une chambre d’hô­tel pour l’é­qui­valent de 30 euros à quelques minutes de l’aé­ro­port, dans un boui­boui caché der­rière des palis­sades de bois. Une navette part de l’aé­ro­port pour m’y emme­ner et m’as­sure dans le prix de la chambre le retour à l’heure vou­lue. C’est un petit immeuble cri­blé de blocs de cli­ma­ti­sa­tion accro­chés aux bal­cons, une chambre au sol dal­lé de pierres cirées comme une pati­noire don­nant sur la cour, équi­pée d’une cui­sine dans laquelle je peux me faire chauf­fer un bol de nouilles déshy­dra­tées. La fenêtre cou­lis­sante couine quand je l’ouvre pour chas­ser l’at­mo­sphère pesante et humide, mais l’air du dehors sent le maré­cage et il n’y a pas un brin d’air ; cli­ma­ti­sa­tion sur 21°C… je prends une douche pour dénouer les muscles de mon corps four­bu et me débar­ras­ser de la crasse des fau­teuils d’a­vion. Le lit m’ac­cueille dans un grand plouf quand je me jette des­sus à poil, sexe à l’air, écra­sé par l’é­mo­tion qui m’en­va­hit… le corps ruis­se­lant de la pluie de la douche, ser­viette tom­bée par terre sur la pati­noire… je trempe les draps… les yeux me brûlent, j’ai envie de café, d’al­cool, de coups de poing dans la gueule, de m’ar­ra­cher les bras et les jambes loin du corps pour faire sor­tir la fatigue, dégai­ner une arme pour tirer dans les fenêtres… je m’en­dors cares­sé par la clim qui balaie la chambre dans son ron­ron haras­sant… les poils dan­sant dans l’air noc­turne… les démons de Suvar­nabhu­mi me sur­veillent… et les cau­che­mars se suc­cèdent un à un, m’en­traî­nant dans une nuit agi­tée, un som­meil pro­fond sans repos, à la limite de la folie…

Nuit sans fin, sans fond, sans fard, un réveil à Bang­kok dans une gla­cière avec le réveil qui beugle dans la petite chambre au pla­fond bas… la clim a tour­né toute la nuit. La tête dans un étau, le corps aus­si froid que celui d’un ser­pent, j’é­teins cette souf­fle­rie d’en­fer gla­cé et vais prendre une douche qui n’en finit pas de cra­cher ses volutes de fumée dans l’at­mo­sphère moite. J’ouvre la fenêtre pour prendre en pho­to la cour qui ne dit rien de bien inté­res­sant ; la cha­leur me tombe des­sus et embue l’ob­jec­tif de l’ap­pa­reil. Je suis bien à Bang­kok. Je l’ap­pelle par son petit nom. Bang­kok la folle qui s’ap­pelle en réa­li­té Krung Thep. Ce n’est pas tout, ce n’est pas son nom entier, ce n’est qu’un dimi­nu­tif, un petit nom plus facile à rete­nir que Krung Thep maha­na­khon amon rat­ta­na­ko­sin mahin­ta­ra ayu­thaya maha­di­lok phop nop­pha­rat rat­cha­tha­ni buri­rom udom­rat­cha­ni­wet maha­sa­than amon piman awa­tan sathit sak­ka­that­tiya wit­sa­nu­kam prast (กรุงเทพมหานคร อมรรัตนโกสินทร์ มหินทรายุธยา มหาดิลกภพ นพรัตน์ราชธานีบุรีรมย์ อุดมราชนิเวศน์มหาสถาน อมรพิมานอวตารสถิต สักกะทัตติยะวิษณุกรรมประสิทธิ์), ce qui signi­fie en toute sim­pli­ci­té « Ville des anges, grande ville, rési­dence du Boud­dha d’é­me­raude, ville impre­nable du dieu Indra, grande capi­tale du monde cise­lée de neuf pierres pré­cieuses, ville heu­reuse, géné­reuse dans l’é­norme Palais Royal pareil à la demeure céleste, règne du dieu réin­car­né, ville dédiée à Indra et construite par Vish­nu­karn ». Je vais me conten­ter de Bang­kok pour l’ins­tant, tant que je ne suis pas en son cœur…

1 - Carnet de Thaïlande - 14 - Bangkok Suvarnabhumi

Dans la cour de l’hô­tel se trouvent quelques tables auprès des­quelles une petite vieille épluche des légumes au-des­sus d’une grande bas­sine en me sou­riant de sa bouche aux dents noires. Un peu engour­di, la tête pleine de dou­leurs lan­ci­nantes j’a­vale un grand bol de café clair avec des vien­noi­se­ries sèches et des quar­tiers de mangue et d’a­na­nas qui se calent dans les recoins vides de mon esto­mac. Un grand cos­taud ron­douillard me regarde en se mar­rant et me salue en fran­çais. C’est un néo-calé­do­nien qui retourne chez lui, en tran­sit avant de repar­tir pour Nou­méa. La navette attend et le chauf­feur com­mence à s’im­pa­tien­ter. Il a la liste des par­tants pour la navette de 6h00, j’ai à peine le temps de remon­ter dans ma chambre et bou­cler ma valise qu’il est déjà en train de fré­mir dans son uni­forme tout froissé.

Dans son van à la clim est pous­sée à fond, des pen­de­loques brin­que­balent sur le rétro­vi­seur inté­rieur… je dois sor­tir mon blou­son pour ne pas conge­ler à nou­veau. Ça com­mence à me fati­guer de pas­ser du froid au chaud sans arrêt… je vais finir par attra­per la crève avec leurs conne­ries. Je ne com­prends pas cette fâcheuse de manie de pous­ser le froid à fond : est-ce pour appor­ter du confort aux tou­ristes de peur qu’ils ne prennent un coup de chaud ? Je vous le dis tout net les gars, je pré­fère avoir chaud tout le temps que de pas­ser mes vacances avec une angine confor­ta­ble­ment ins­tal­lée au fond de la gorge et une fièvre de tuber­cu­leux. La pay­sage qui défile est hal­lu­ci­nant. Des marais, des canaux où poussent des lai­tues d’eau et des nénu­phars sillonnent une plaine qui s’é­tend à perte de vue dans les vapeurs du matin, sous un soleil contraint à se fau­fi­ler der­rière des nuages d’o­rage… une lumière jau­nâtre tapisse l’air d’une poudre impal­pable qui tarde à se lever… une lumière de fin du monde au bout du monde…

1 - Carnet de Thaïlande - 15 - Bangkok Suvarnabhumi

Les cou­loirs de Suvar­nabhu­mi n’en finissent pas, dans les cou­rants d’air des souf­fle­ries de congé­la­teur, s’en­gouffrent sous le niveau des voies de dépôt, contournent des lieux de médi­ta­tions uni­que­ment réser­vés aux moines pour finir par débou­cher sur un duty free de paco­tille ; la connexion sur les lignes inté­rieures ne mérite appa­rem­ment guère plus. J’at­tends l’embarquement au milieu d’Al­le­mands et de Fran­çais tous par­fai­te­ment imbu­vables et dis­crets comme des renards en plein repas dans un pou­lailler. Cela dit, quand je vois le nombre de per­sonnes qui attendent, je pense que ce sera un petit avion ; j’ai visé juste, le car nous dépose devant un cou­cou que je n’au­rais jamais ima­gi­né prendre un jour. C’est un ATR-42 avec les ailes pla­cées au-des­sus de la car­lingue, qui pue le kéro­sène cra­ché par une paire d’hé­lices à six pales. Je sens ma gorge s’é­tran­gler, un voile de peur pas­ser sur mon front… C’est un petit cour­rier pour 48 pas­sa­gers, tas­sés sur des sièges durs comme du bois. Avant de mon­ter, je pro­fite quelques ins­tants de la douce cha­leur qui règne sur le tar­mac pour me gon­fler d’air pur — puri­fié au kérosène.

1 - Carnet de Thaïlande - 19 - Bangkok Suvarnabhumi

1 - Carnet de Thaïlande - 23 - Bangkok Suvarnabhumi

1 - Carnet de Thaïlande - 24 - Bangkok Suvarnabhumi

Je suis assis à côté d’un bon­homme qui ne parle qu’an­glais et qui pue la mau­vaise vod­ka. Avec un peu de chances, je vais avoir droit à la conver­sa­tion. Son visage buri­né et cui­vré me laisse pen­ser qu’il passe une bonne par­tie de l’an­née au soleil. Une fois l’a­vion en l’air, por­té par ses énormes hélices qui vrom­bissent à deux mètres de ma tête, les hôtesses ont à peine le temps de ser­vir un pla­teau de fruits et de samous­sas accom­pa­gné d’un café clai­ret et sans goût qui ne risque pas de m’é­ner­ver, et de débar­ras­ser avant que l’on ne redes­cende ; un beau chal­lenge pour un vol d’à peine une heure. Comme pré­vu, le type tape la cau­sette, ou plu­tôt parle tout seul ; je sais tout de sa vie, il est Russe, s’ap­pelle Niko­laï et a été cham­pion de ten­nis… il doit s’i­ma­gi­ner que je suis impres­sion­né alors il conti­nue… me dit qu’il rejoint sa femme qui habite à Samui avec son fils… je ne peux m’empêcher d’a­voir de la pitié pour lui car j’i­ma­gine que sa femme est Thaï et qu’il vient rejoindre le cor­tège des vieux gar­çons sur le retour mariés à de jeunes femmes Thaï qui ont la répu­ta­tion d’être de vraies pom­peuses de fric, pares­seuses et infectes… mais l’im­por­tant pour lui est l’im­pres­sion qu’il vit un rêve. Il me montre Phan­gan par le hublot… this is your island… au-des­sus de laquelle l’a­vion passe à basse alti­tude avant d’at­ter­rir comme un sac à patates sur le tar­mac de Samui.

1 - Carnet de Thaïlande - 28 - Ko Samui

1 - Carnet de Thaïlande - 37 - Ko Samui

1 - Carnet de Thaïlande - 29 - Ko Samui

C’est un tout petit ter­mi­nal à l’ar­chi­tec­ture exo­tique, coquet et propre, où je prends un taxi pour Big Bud­dha Pier, d’où j’es­père trou­ver un bateau pour Phan­gan. Là encore, je paie mon incu­rie de n’a­voir rien pré­vu. J’ar­rive sur un petit pon­ton dont le pro­chain départ est dans une heure après avoir trai­né mon énorme valise dans le sable et les cailloux… Ici com­mence un bal­let ridi­cule puisque je reprends un taxi pour Lom­praya Pier où je me rends compte qu’il faut réser­ver une semaine à l’a­vance pour tra­ver­ser avec le speed­boat. Je reprends le même taxi à qui je demande conseil et qui m’a­mène sur un autre pon­ton où il va se ren­sei­gner, mais tout est com­plet jus­qu’au soir. Il file comme un taré sur la route pour me rame­ner sur Big Bud­dha Pier avant que le Haa­drin Queen s’en aille. Le gosier sec, je me prends une bou­teille de thé vert Gen­maï gla­cé qui a un goût d’eau de vais­selle… Je manque de vomir mon pla­teau repas dans l’eau turquoise…

1 - Carnet de Thaïlande - 41 - Ko Samui

1 - Carnet de Thaïlande - 43 - Ko Samui

Pour évi­ter de m’en­dor­mir, je fais les cent pas sur le pon­ton qui s’en­fonce dans une mer superbe, d’un bleu déla­vé par un soleil rava­geur et duquel je peux voir le monu­ment qui donne son nom au pon­ton ; un énorme Boud­dha de paco­tille assis visible depuis des cen­taines de mètres à la ronde. Un beau tur­quoise sur un sable blanc m’en­toure sous un ciel mena­çant et mal­gré les nuages qui flottent comme des boud­dhas heu­reux, je sens la mor­sure du soleil com­men­cer à me pico­ter l’é­pi­derme. Assis à l’ar­rière du bateau, je ne pro­fite pas vrai­ment du voyage et je me laisse ber­cer par le gron­de­ment du moteur die­sel jus­qu’à m’en­dor­mir pour de bon jus­qu’à ce qu’on arrive, bous­cu­lé par les autres pas­sa­gers qui se pressent pour récu­pé­rer leurs bagages… Je fais pareil en sou­pi­rant de las­si­tude. Arri­vé au port d’Haad Rin, je sens que j’ai cuit comme un tra­vers de porc sur la grille du bar­be­cue. Le taxi m’emmène sur des routes escar­pées qu’on ne peut gra­vir qu’en pre­mière. Je ne m’é­mer­veille qu’à moi­tié, les yeux bouf­fis de som­meil, le cœur au bord des lèvres, devant les innom­brables coco­tiers pliés par le vent, les buffles d’eau pais­sant dans les prés, gros comme des hip­po­po­tames débon­naires, et les nom­breux élé­phants enchaî­nés sur le bord de la route pour le spectacle.

1 - Carnet de Thaïlande - 46 - Haad Salad

L’hô­tel est à por­tée de main, après une route qui n’en finit pas de zig­za­guer pour arri­ver dans un che­min de terre pous­sié­reux… le taxi me laisse à l’en­trée alors que j’ai encore une cen­taine de mètres à par­cou­rir ; je com­mence à en avoir marre, dans mon état je ne suis plus prêt à accep­ter quoi que ce soit, je me sens au bord de l’é­va­nouis­se­ment. Le che­min qui des­cend à la récep­tion est tel­le­ment escar­pé que je tiens ma valise à deux mains de peur qu’elle ne dévale la pente jus­qu’à la plage. La chambre est simple mais par­faite pour ce que je vais y faire… un hamac est ten­du devant la porte cou­lis­sante, entre deux cana­pés moel­leux ; j’ai une vue superbe sur la petite anse de Haad Salad dont je pro­fi­te­rai plus tard… je jette ma valise sur le béton ciré et mes vête­ments par-des­sus, la tête me tourne tel­le­ment je manque de som­meil et une fois de plus je me jette sur le lit bien ferme plus nu qu’un ver de sable, hale­tant, cher­chant le som­meil immé­dia­te­ment comme si je man­quais d’air pour respirer.

Après avoir dor­mi quelques heures, je des­cends au radar sur la plage, masque et tuba à la main, je plonge dans une eau claire et chaude pour côtoyer à quelques mètres du bord des petits pois­sons pas vrai­ment farouches, curieux comme des pies, mais aus­si des bernard‑l’hermite énormes dans leur coquille et des our­sins noirs bar­dés de pics à bro­chettes, des coquillages incon­nus et des holo­thu­ries, ces concombres de mers répu­gnants à sou­hait. Je me sèche rapi­de­ment et rejoins le res­tau­rant de l’hô­tel où je me gave de samous­sas épi­cés et de moji­tos que j’en­file les uns après les autres jus­qu’à me sen­tir ivre de fatigue, ivre d’al­cool… Il n’y a plus rien, j’y suis, la nuit arrive et le calme se fait entre deux chants d’in­sectes indé­fi­nis­sables dont le cris­se­ment est par­fois étour­dis­sant. Les bateaux avec leurs lumi­gnons verts et jaunes illu­minent l’ho­ri­zon dans le soir tendre et chaud, dans l’air léger qui a cet effet si léni­fiant qu’on n’au­rait plus envie de par­tir d’i­ci. Je ne fais qu’ar­ri­ver, ce sont mes pre­mières heures ici, des pre­mières heures que je vis à la fois comme un arrêt dans ma course, comme une béné­dic­tion à cause des odeurs de fran­gi­pa­niers et du rythme doux qui anime les gens du coin et comme une souf­france sourde à cause de la fatigue du voyage qui me ronge et dont je n’ar­rive pas à me débarrasser.

1 - Carnet de Thaïlande - 47 - Haad Salad

1 - Carnet de Thaïlande - 48 - Haad Salad

1 - Carnet de Thaïlande - 49 - Haad Salad

La nuit est douce, elle plonge ses mains dans le Golfe de Thaï­lande et son corps dans le silence tro­pi­cal, douce et âpre à la fois, elle m’en­ve­loppe de ses bras ron­de­lets pour ne plus me lâcher dans mes cau­che­mars d’a­vions et de tar­macs, de retours à la vie d’a­vant emmê­lés avec le cri des geckos et des chiens qui hurlent à la mort. Je m’en­dors recro­que­villé sur mon lit king size, sous les draps rêches fré­mis­sant sous les cou­rants d’air de la nuit, baie vitrée ouverte et rideaux tirés, je peux sen­tir en moi la Thaï­lande me remuer les entrailles, son odeur m’en­ro­ber comme une dra­gée… la nuit me fait tom­ber de mon cocotier…

J’ai voya­gé deux jours pour arri­ver jus­qu’i­ci mais j’en suis déjà à quinze dans mon corps…

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La connais­sance per­due de la préhistoire

La connais­sance per­due de la préhistoire

On n’a pas for­cé­ment idée à quel point le monde moderne n’est ni plus ni moins que la néga­tion des connais­sances ances­trales acquises après de nom­breuses expé­riences gran­deur nature qui en ont cer­tai­ne­ment tué plus d’un… Nous avons per­du le cor­pus de ces savoirs infimes qui ont fait pro­gres­ser l’homme pré­his­to­rique jus­qu’à ce que nous sommes aujourd’­hui, même si, sur le fond, l’homme de Nean­der­tal qui vivait ici il y 200 000 ans n’est ni plus ni moins que le même homme qui foule aujourd’­hui le béton des grandes villes, avec une intel­li­gence diver­si­fiée, pas for­cé­ment plus évo­luée, mais dif­fé­rem­ment dis­tri­buée. Jean Clottes, encore, nous apprend une de ces ruses de cha­man, telle qu’on n’en aurait même pas l’idée…

Les bois touf­fus de la taï­ga où se trou­vait la sta­tue regor­geaient de mous­tiques, des taons et de mou­che­rons, en nuages épais et agres­sifs. Nos amis sibé­riens nous avaient aver­tis et nous étions pré­pa­rés (vête­ments longs, gants, voi­lettes pro­té­geant la tête et le cou, répul­sifs). Eux ne l’é­taient pas et, géné­ra­le­ment, ne prê­taient pas atten­tion aux mous­tiques, si abon­dants l’é­té en Sibé­rie. Cette fois, néan­moins, ils se pro­té­gèrent, d’une manière inat­ten­due, à l’i­ni­tia­tive de Lazo. Il se diri­gea vers une grosse four­mi­lière et tapa fort, deux ou trois fois, sur son som­met, la main à plat. Puis, il pla­ça sa main juste au-des­sus, à deux ou trois cen­ti­mètres, bien hori­zon­ta­le­ment, et atten­dit. Je me deman­dais ce qui se pas­sait, puis je com­pris : les four­mis agres­sées émet­taient de l’a­cide for­mique et il s’en impré­gnait. Il se pas­sa ensuite la main sur les bras, puis sur son autre main et sur le visage qui furent ain­si pro­té­gés. Les autres firent de même. Lazo, pour me mon­trer l’ef­fi­ca­ci­té du pro­cé­dé, ten­dit sa main nue autour de laquelle tour­billon­naient les insectes sans qu’au­cun ne s’y pose. Nombre d’as­tuces de ce genre ont dû se perdre depuis la Préhistoire !

Jean Clottes, Pour­quoi l’art préhistorique ?
Folio Essais, Gal­li­mard 2011

Cha­man Men­ta­wai — Pho­to d’en-tête © Fran­çois de Halleux

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