Indo­né­sie sonore #3 Bruits de la nuit et de la route

Indo­né­sie sonore #3 Bruits de la nuit et de la route

De mes esca­pades noc­turnes sur l’île de Bali, j’ai rame­né l’âme de la nuit et de la nature. Si les cam­pagnes sous nos lati­tudes sont loin d’être silen­cieuses, les nuits bali­naises sont de véri­tables concerts para­di­siaques et inquié­tants, où la voix des insectes se mélangent à celle des cra­pauds en plein ébats amou­reux, où l’eau est omni­pré­sente, ruis­se­lante, suin­tante, dégou­li­nante, rem­plis­sant des vasques servent à ali­men­ter des rizières sur­char­gées. Il suf­fit de croi­ser au détour d’un che­min le masque gri­ma­çant d’un dieu sau­vage à tête de singe ou de dra­gon, ou une fon­taine repré­sen­tant Gane­sha, le Sei­gneur des Caté­go­ries, au mieux de sa forme, puis­sant et débon­naire, assis sur une fleur de lotus ruis­se­lante, pour savoir qu’i­ci la nuit a des ver­tus hal­lu­ci­no­gènes. Un léger coup de fatigue vous tour­men­te­ra bien plus que la plus puis­sante des drogues et vous vous retrou­vez bien vite plon­gé dans le mys­ti­cisme de l’hin­douisme, en pleine forêt tropicale.

Appre­nons à écou­ter la pluie qui tombe drue, les cra­pauds qui s’a­dressent des com­pli­ments d’une rizière à l’autre, des coléo­ptères impos­sibles à iden­ti­fier stri­du­lant au point par­fois d’in­com­mo­der le pro­me­neur noc­turne tel­le­ment le son est puis­sant. Écou­tons aus­si, le temps d’une jour­née grise et chaude, les conver­sa­tions des deux chauf­feurs de taxi qui ne connaissent leur île qu’ap­proxi­ma­ti­ve­ment et qui, j’en suis per­sua­dé, se paient votre tête alors que vous vous deman­dez dans quelle embus­cade vous allez encore tom­ber, lorsque tout à coup, on fait un demi-tour spor­tif en plein milieu d’une route étroite entou­rée de ravines pleines d’eau. On s’en­tend dire dans un anglais approxi­ma­tif qu’il y a un bar­rage poli­cier sur la route et qu’on fait un long détour pour vous pro­té­ger de la police cor­rom­pue, alors qu’en réa­li­té c’est sur­tout leur peau tan­née qu’il essaie de sau­ver (pro­blème de licence ?).

Il faut savoir qu’U­bud est un vil­lage, très éten­du, que les dis­tances, si sur la carte ne paraissent pas si éloi­gnées, sont en fait très grandes. Mais pour évi­ter les routes — per­sonne ne songe vrai­ment ici à aller d’un point à un autre autre­ment que moto­ri­sé — il existe des petits che­mins qui tra­versent par­fois les jar­dins des hôtels, longent les rizières dans une nuit noire, par­fois s’ar­rêtent puis reprennent. C’est dans ces moments noc­turnes (on se couche tôt à Bali, le soleil aus­si) que je me suis per­du dans la nuit pour cap­tu­rer tous ces petits sons qui sont autant de sou­ve­nirs bien plus vivants par­fois que de simples photos.

Ganesh

Singe dans la forêt des singes

Petit singe

Palais d'Ubud

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Indo­né­sie sonore #2 Des monstres avec une fleur à l’oreille

Indo­né­sie sonore #2 Des monstres avec une fleur à l’oreille

L’Île des Dieux. C’est ain­si que Bali se défi­nit. La reli­gion y est par­tout pré­sente et nulle part ailleurs au monde on ne res­sent si fort la pré­sence des forces divines au tra­vers de la nature. Bénie entre toute, la petite île à la végé­ta­tion luxu­riante béné­fi­cie d’un cli­mat tro­pi­cal et océa­nique pro­pice à la pro­li­fé­ra­tion de mul­tiples espèces, d’arbres gigan­tesques, de mousses qui n’hé­sitent pas à colo­ni­ser le moindre petit espace pour­vu qu’il y ait du soleil, de la cha­leur et de l’hu­mi­di­té, pro­fi­tant des construc­tions en pierre vol­ca­nique pour s’ac­cro­cher et colo­ni­ser encore et encore. Un para­dis pour le règne végé­tal, dont les Dieux se sont empa­rés pour s’y ins­tal­ler. Pas éton­nant que dans cette enclave hin­douiste dans un cha­pe­let de plus de 17 000 îles où l’is­lam règne en maître sur 90% de la popu­la­tion, se soit vue attri­buer cette appel­la­tion qui n’a pas besoin d’ex­pli­ca­tion pour comprendre.

Monstre grimaçant à Ubud

Voi­ci un nou­veau par­cours sonore datant de février 2014, exclu­si­ve­ment réa­li­sé à Bali, regrou­pant les ambiances sonores de la petite ville d’U­bud où j’é­tais ins­tal­lé, et les deux étapes sacrées aux yeux des Bali­nais : la sainte source du Pura Tri­ta Empul de Tam­pak Siring et le temple de Gunung Kawi.

01 — Pre­mier jour à Ubud (1′20″)

Arri­vée à l’hô­tel, au bout d’un che­min qu’on ne peut emprun­ter qu’à pied, au bout d’une rizière. Un bon­heur indes­crip­tible dans cette grande chambre toute simple où dès le pre­mier soir, il pleut des trombes dans la touf­feur d’une jour­née intense. Pluie, oiseaux, insectes, vent, la nuit indo­né­sienne ne semble pas per­tur­bée par les élé­ments, tout y chante dans un concert désor­don­né et majestueux.

[audio:indo/01_UBUD.mp3]

02 — Les insectes et les oiseaux (1′00″)

Un concert impro­bable qu’on ne croi­rait pos­sible qu’au cœur de la jungle. Mais non, nous sommes ici en pleine ville. Les chiens y aboient de temps en temps, his­toire de don­ner le change et de ne pas trop dépay­ser. Par­fois une moto, une voi­ture, le vent dans les larges feuilles des pal­miers, et tou­jours cet arrière fond sonore, omniprésent.

[audio:indo/02_UBUD.mp3]

03 — Bruits de la rue à Ubud (1′00″)

Il s’y passe à la fois tout et rien. On parle ici la langue uni­fiée Baha­sa Indo­ne­sia. Dans la rue, lorsque vous avez l’au­dace de pro­non­cer deux ou trois mots d’in­do­né­sien, il n’est pas rare qu’on vous demande en retour “do you speak baha­sa ?”. Des bribes de conver­sa­tions aux­quelles on ne fait même plus atten­tion et qu’il faut savoir cap­ter comme de petites pépites ; voi­ci l’âme d’Ubud.

[audio:indo/03_UBUD.mp3]

04 — Des oiseaux et du vent dans les mobiles (0′42″)

On trouve par­tout ces petits mobiles en cannes de bam­bous qui se font cha­hu­ter par le vent et qui donnent à l’air une constante sono­ri­té renou­ve­lée. Les sons ne se res­semblent jamais. Cha­cun forme un ensemble qui se joue comme un sym­pho­nie à la fois com­plexe et d’une sim­pli­ci­té mystique.

[audio:indo/04_UBUD.mp3]

05 — Des oiseaux par­tout (0′46″)

Si on ferme les yeux et qu’on ne sait pas qu’on est à Bali, on pour­rait presque croire qu’on se trouve dans la cam­pagne fran­çaise avec ses tour­te­relles et ses petits bruits ano­dins. On est ici bien loin de Bali, peut-être à Chau­mont-sur-Tha­ronne, en Sologne ou dans le Perche…

[audio:indo/05_UBUD.mp3]

06 — Entrée dans la phar­ma­cie (0′10″)

Inévi­tables coups de soleil sous un ciel d’une traî­trise incroyable. Le pas­sage par la phar­ma­cie pour cal­mer la mor­sure est obli­gé. Pas de Bia­fine ici, pas de crème apai­sante, on traite ici la cui­sante attaque par des baumes à l’A­loé Vera d’une redou­table efficacité.

[audio:indo/06_UBUD.mp3]

07 — Grosse averse du matin (1′00″)

Le matin, par­fois, le ciel déverse des tonnes d’eau sur la pla­nète. Ce qui est vrai­ment sans consé­quence tant que la tem­pé­ra­ture ne change pas et que le soleil revient dans la minute qui suit… Juste his­toire de dou­cher la végétation…

[audio:indo/07_UBUD.mp3]

08 — Clo­chette votive au Pura Tir­ta Empul, à Tam­pak Siring (1′20″)

Chan­ge­ment de décor. Nous sommes ici à Tam­pak Siring, un haut-lieu de la spi­ri­tua­li­té bali­naise. Pura Tir­ta Empul est un ensemble de temples et de fon­taines sacrées construite autour d’un lieu par­fai­te­ment sin­gu­lier. Autour d’une source bouillon­nante sor­tant de terre au beau milieu d’un enclos, d’autres bas­sins déversent l’eau de la source sacrée dans une ambiance à la fois solen­nelle et joyeuse. Un peu en retrait, un homme jeune tout vêtu de blanc sous un petit temple en toit de bran­chages fait tin­ter une clo­chette dans une atti­tude médi­ta­tive qui force le res­pect et l’ad­mi­ra­tion. Der­rière lui, deux femmes se recueillent dans une pos­ture d’of­frandes. Un moment à la fois trou­blant et plein d’une sagesse confon­dante, à mille lieues de l’a­gi­ta­tion d’U­bud. On peut presque sen­tir le souffle de Vish­nu, maître de lieux.

[audio:indo/08_TAMPAKSIRING.mp3]
Clochette votive à Tampak Siring

Clo­chette votive à Tam­pak Siring

Pura Tirta Empul

Pura Tir­ta Empul

09 — Mobiles d’eau au Pura Tir­ta Empul à Tam­pak Siring (1′50″)

A l’a­bri de la foule, tou­jours au Pura Tir­ta Empul, dans un jar­din d’eau exploi­té par des pay­sans qui ont cer­tai­ne­ment en charge l’en­tre­tien du temple, à l’é­cart et loin des regards, on trouve une mare dans laquelle coule l’eau de la sainte source. Quelques mobiles en bam­bou se rem­plissent d’eau, se déversent à un autre étage et le mobile en remon­tant, fait un tac creux enchan­teur et qui semble ne jamais s’ar­rê­ter. Encore une manière de faire confiance à la nature.

[audio:indo/09_TAMPAKSIRING.mp3]

10 — Fon­taine à Gunung Kawi (0′56″)

Gunung Kawi

Gunung Kawi

On change encore de décor. A quelques kilo­mètres du Pura Tir­ta Empul se trouve le mys­té­rieux temple de Gunung Kawi, per­du au fond d’une val­lée, au beau milieu des rizières. Huit énormes stu­pas creu­sés dans la falaise de chaque côté de la rivière se font face, dans une atmo­sphère hau­te­ment sereine, déser­tée des tou­ristes, à tel point qu’un homme avait délié son sarong pour se bai­gner nu dans la rivière en contrebas.

[audio:indo/10_GUNUNGKAWI.mp3]

11 — La rivière et le chant du coq à Gunung Kawi (0′47″)

Au pied de la rivière qui coule, on entend un coq chan­ter alors que le soir approche…

[audio:indo/11_GUNUNGKAWI.mp3]

12 — La rivière et le mobile à vent (0′47″)

Le vent se lève et un mobile s’a­gite avec le bruit de la rivière à l’ar­rière. Fré­né­tique, exta­tique, un petit per­son­nage joue de la hache et le méca­nisme de bam­bous s’agite…

[audio:indo/12_GUNUNGKAWI.mp3]

13 — Jeune fille appre­nant la musique à Gunung Kawi (0′23″)

Rue enfumée de Gunung Kawi

En remon­tant jus­qu’à la voi­ture, j’en­tends une musique légère tan­dis que dans la rue, une fumée épaisse se répand et pique le nez. On brûle les feuilles mortes et ses ordures de la jour­née juste sur le pas de sa mai­son.  Le soleil pas­sant au tra­vers des fron­dai­sons des arbres et de la fumée teinte la fin de jour­née d’une lumière irréelle. Je savoure ce doux ins­tant en écou­tant la petite jeune fille qui apprend à jouer sur un gam­bang sous l’œil inqui­si­teur de son maître… Magie d’un ins­tant inoubliable.

[audio:indo/13_GUNUNGKAWI.mp3]

14 — Jeune fille appre­nant la musique à Gunung Kawi, un chien et une moto (1′14″)

Rue enfumée de Gunung Kawi (moto)

Le para­dis n’est pas imma­cu­lé. S’il n’y avait pas ces petits sons à côté, ces motos qui tra­versent le pay­sage, toutes ces choses qui sont autant de petites pol­lu­tions, le para­dis serait un enfer de perfection…

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Une ferme à Nha Trang

Une ferme à Nha Trang

Lan­cé dans la lec­ture d’un qua­trième livre du même auteur, Patrick Deville, je plonge à corps per­du, len­te­ment pour­tant, avec pré­cau­tion, dans les uni­vers qu’il déve­loppe sous mes yeux. C’est le genre de lec­ture qui ne se dévore qu’à grandes lam­pées qu’on garde pour­tant long­temps dans la bouche pour en reti­rer toutes les saveurs, sucrées, amères, uma­mi (うま味)… Impos­sible pour moi d’y pas­ser trop peu de temps, ce serait faire affront, ce serait injuste…

Après (dans l’ordre) Kam­pu­chéa, Pura Vida et Equa­to­ria, c’est main­te­nant Peste et Cho­lé­ra. On s’in­ter­ro­ge­ra sur les titres de ses livres qui tous riment en « a ». Des livres puis­sants, des his­toires impro­bables nées des recoins de l’his­toire, celles qui ne s’ap­prend pas à l’é­cole de la Répu­blique. Quel pro­fes­seur aven­tu­reux aurait pour choix de s’ar­rê­ter un ins­tant sur le des­tin de la redé­cou­verte des temples d’Ang­kor par un orni­tho­logue mort de la fièvre jaune à Luang Pra­bang ? Quel fou impro­bable son­ge­rait à nar­rer les exploits piteux d’un jour­na­liste aven­tu­rier qui s’au­to-pro­cla­ma pré­sident du Nica­ra­gua dans une Amé­rique Cen­trale ron­gée par les vers de la guerre civile ? Quel petit éru­dit vou­dra par­ler de la période la plus sombre du Congo, où se mêlent le visage tran­quille de Savor­gnan de Braz­za et la grande entour­loupe dont il fut vic­time et la ter­rible sta­ture de ce salo­pard de Léo­pold II de Bel­gique qui vou­lait faire d’une terre afri­caine son pré car­ré ? Patrick Deville s’ar­rête sur ces excrois­sances de la Grande His­toire et en tire une sève qui se lit comme un beau roman de voyage, avec ses tics de lan­gage (une manière de…) et ses his­toires d’a­mour qui émaillent ses pages, comme autant d’in­ten­si­tés brusques, sur­gies tan­dis qu’il se rend sur place, à la manière des grands repor­ters. On sent dans le cou la souffle rauque d’Al­bert Londres…

Alexandre Yersin (1863-1943) © Institut Pasteur

Alexandre Yer­sin (1863–1943) © Ins­ti­tut Pasteur

Avec Peste et Cho­lé­ra, Deville nous emmène à Paris, dans les labo­ra­toires asep­ti­sés d’un Ins­ti­tut Pas­teur nais­sant, dans la moi­teur de Nha Trang, sur les navires de com­merce qui sillonnent le sud-est asia­tique, dans un tour­billon d’his­toires, met­tant en scène un per­son­nage pour le moins étrange ; Alexandre Yer­sin. Hel­vète, méde­cin bac­té­rio­lo­giste, il a modes­te­ment décou­vert le bacille de la peste et dans la fou­lée un sérum capable d’en anéan­tir les effets… Une paille, comme disait mon grand-père. Pour­tant, l’his­toire retien­dra plu­tôt les noms de Pas­teur, Roux, Cal­mette… Peu importe. L’homme est un ori­gi­nal, il goûte son suc­cès aus­si bien qu’il n’en fait que peu de cas, pré­fère vivre sa vie de soli­taire en construi­sant une mai­son car­rée à Nha Trang, reste insen­sible aux sol­li­ci­ta­tions de ses pairs pour aller com­battre les bacilles à tra­vers le monde, en Indo­chine, en Inde. Il fuit l’Inde devant le carac­tère hau­tain des auto­ri­tés bri­tan­niques… retourne dans sa mai­son car­rée, revient de temps en temps en Europe embras­ser sa mère, à Paris saluer Pas­teur. Il ne se fixe nulle part, court par­tout, rem­plit sa vie de petits plai­sirs et de petits riens comme on entasse des papiers dans une besace, sans faire le tri. L’homme reste dans l’ombre, invente conne­ment ce qui sera la pre­mière recette du coca-cola, fait for­tune dans le caou­tchouc avec lequel on fait les pre­miers pneus… Yer­sin, pour­tant, reste confi­né dans les archives de l’Ins­ti­tut Pas­teur, il aurait aimé ça. Et c’est comme ça qu’il envi­sa­gea sa vie. Loin de la recon­nais­sance et des fastes de la vie publique.

Le maître de Pas­teur était Biot. Étu­diant, il avait assis­té à sa céré­mo­nie de récep­tion à l’A­ca­dé­mie Fran­çaise et enten­du son dis­cours, ses conseils de vieux savant aux jeunes scien­ti­fiques, les exhor­tant à se mettre au ser­vice de la recherche pure : « Peut-être la foule igno­re­ra votre nom et ne sau­ra pas que vous exis­tez. Mais vous serez connus, esti­més, recher­chés d’un petit nombre d’hommes émi­nents, répar­tis sur toute la sur­face du globe, vos émules, vos pairs dans le sénat uni­ver­sel des intel­li­gences, eux seuls ayant le droit de vous appré­cier et de vous assi­gner un rang, un rang méri­té, dont ni l’in­fluence d’un ministre, ni la volon­té d’un prince, ni le caprice popu­laire ne pour­ront vous faire des­cendre, comme ils ne pour­raient vous y éle­ver, et qui demeu­re­ra, tant que vous serez fidèles à la science qui vous le donne.»

Oui, défi­ni­ti­ve­ment, Yer­sin fait par­tie de ce genre d’hommes. On l’ap­pelle de part le monde pour appor­ter ses lumières là où on a besoin de lui, mais lui se cache, joue la fille de l’air, s’oc­cupe de sa ferme à Nha Trang et fait for­tune sans vrai­ment le faire exprès. C’est peut-être ça le génie, l’in­com­pa­rable modes­tie des labo­rieux pour qui les décou­vertes scien­ti­fiques sont comme pour le com­mun des mor­tels le ques­tion­ne­ment du pour­quoi du com­ment de l’in­can­des­cence d’un fila­ment dans une ampoule. Et ampoule, ça rime avec poule…

On déroule sou­vent l’his­toire des sciences comme un bou­le­vard qui mène­rait droit de l’i­gno­rance à la véri­té mais c’est faux. C’est un lacis de voies sans issue où la pen­sée se four­voie et s’empêtre. Une com­pi­la­tion d’é­checs lamen­tables et par­fois rigo­los. Elle est com­pa­rable en cela à l’his­toire des débuts de l’a­via­tion. Eux-mêmes contem­po­rains des débuts du ciné­ma. De ces films sac­ca­dés en noir et blanc où l’on voit se bri­ser et se déchi­rer de la toile. Des rêveurs ica­riens har­na­chés d’ailes en tutu courent les bras écar­tés comme des bal­le­rines vers le bord d’une falaise, se jettent dans le vide et tombent comme des cailloux, s’é­crasent en bas sur la grève.
[…]
Pour­tant, ça ne suf­fit pas, et il faut encore une fois en venir au micro­scope, aux revues scien­ti­fiques. Assis à son bureau, dans son fau­teuil en rotin, Yer­sin étu­die l’embryologie, et le prin­cipe de Hae­ckel, selon lequel le déve­lop­pe­ment d’un seul être, l’on­to­gé­nèse, réca­pi­tule en embryo­lo­gie du pous­sin celui de toute l’es­pèce, la phy­lo­gé­nèse, et qu’en accé­lé­ré, à l’in­té­rieur de l’œuf, le fœtus par­court à grande vitesse l’é­vo­lu­tion des gal­li­na­cés depuis le rep­tile. Parce qu’il aime les œufs, parce qu’il aime sa sœur, Yer­sin vou­drait savoir com­ment avec du jaune et du blanc d’œuf on obtient un bec, des plumes, des pattes, bien­tôt dans l’as­siette l’aile ou la cuisse et par­fois des frites. Quand il s’y met, il ne fait rien à moi­tié et retrousse les manches de sa blouse blanche. Il faut tou­jours qu’il sache tout, Yer­sin, c’est plus fort que lui. Le vain­queur de la peste ne bais­se­ra pas les bras devant le poulet.
[…]
Pen­dant qu’on patauge à Nha Trang dans la merde de poule, les prix Nobel com­mencent à pleu­voir sur les pas­teu­riens de Paris. Lave­ran pour ses tra­vaux sur la mala­ria. Metch­ni­koff pour ses recherches sur le sys­tème immu­ni­taire. Yer­sin met fin à l’ex­pé­rience aviaire et consigne ses conclu­sions, dont il envoie une copie à Émi­lie. Il pré­co­nise, pour obte­nir de meilleures pon­deuses en Indo­chine, de métis­ser les anna­mites avec des wyan­dottes. Il invente une ali­men­ta­tion équi­li­brée pour les gal­li­na­cés, bien pré­fé­rable au Full-o-Pep amé­ri­cain, plus éco­no­mique, et adap­tée aus­si à la Suisse, une mix­ture à base de farine de hari­cot, de sang séché et de poudre de feuilles de sen­si­tive, écrit une note là-des­sus mais pas de quoi décro­cher le Nobel.

Encore un livre sublime de la part de Deville, tou­jours dans ce style à la fois enjoué et désin­volte, c’est à la fois une écri­ture de dan­dy désa­bu­sé et d’é­ru­dit sans pédan­te­rie. A pré­sent, il ne m’en reste plus qu’un à lire. Il faut main­te­nant prendre la plume pour remer­cier l’au­teur et l’in­ci­ter à continuer…

Patrick Deville, Peste et choléra
Seuil, col­lec­tions Fic­tions & Cie, 2012

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Car­net de voyage en Tur­quie : Balades poé­tiques et visages stambouliotes

Car­net de voyage en Tur­quie : Balades poé­tiques et visages stambouliotes

Épi­sode pré­cé­dent : Car­net de voyage en Tur­quie : L’église cachée (Saklı Kilise), la val­lée de Pan­carlık et le rama­dan à İstanbul

Bul­le­tin météo de la jour­née (same­di 18 août 2012) :
10h00 : 28.8°C / humi­di­té : 52% / vent 22 km/h
14h00 : 31°C / humi­di­té : 46% / vent 28 km/h
22h00 : 28,9°C / humi­di­té : 54% / vent 22 km/h

C’est aujourd’­hui le der­nier jour du rama­dan (rama­zan), un jour vécu à la fois comme une libé­ra­tion et comme un renou­veau, après un mois lunaire éprou­vant pour les corps et les esprits, un mois cen­sé mettre son âme à l’é­preuve et puri­fier. Demain, ce sera la fête. Je plains ces hommes et ces femmes qui s’as­treignent à ne pas man­ger et sur­tout à ne pas boire pen­dant ces longues jour­nées tor­rides. Rama­dan, c’est aus­si l’oc­ca­sion de se retrou­ver tous ensemble dans la rue et par­ta­ger ensemble dans une ambiance cha­leu­reuse son repas dès lors que le muez­zin a com­men­cé sa longue com­plainte, qui sur l’hip­po­drome, entre Sul­ta­nah­met Camii et Sainte-Sophie, dure près de 8 minutes… une éter­ni­té qui trans­perce le cœur et donne la chair de poule, mal­gré la sueur qui conti­nue de dégou­li­ner sur mon corps et la cha­leur insen­sée. Je regar­dais hier soir les belles femmes endi­man­chées (ou plu­tôt enra­ma­da­nées) dans leurs man­teaux longs traî­nant par terre, bou­ton­nés jus­qu’au col dans lequel est coin­cé un fou­lard ser­ré qui leur enserre le visage. Com­ment sup­por­ter la cha­leur dans ces condi­tions ? Cer­taines sont visi­ble­ment à l’aise finan­ciè­re­ment, mais on sent clai­re­ment le poids de la tra­di­tion ; ce n’est pas ici que traîne la jeu­nesse stam­bou­liote émancipée.

Il fait nuit, une nuit noire, mais cer­tai­ne­ment pas calme. Les mina­rets de Sul­tu­nah­met, ten­dus comme des chan­delles vers le haut, ne sont qu’à 50 mètres de la chambre. A un peu plus de 4 heures du matin, j’en­tends comme un cra­que­ment dans l’air calme de la nuit, le micro est ouvert et le muez­zin entame sa longue plainte en sup­pliant le nom d’Al­lah. Le nez dans l’o­reiller, un œil à moi­tié ouvert, il ne me vien­drait jamais à l’i­dée de me lever à cette heure-ci pour prier, mais la magie opère quand-même, mal­gré l’heure, mal­gré la fatigue et je me ren­dors avant que les der­niers mots soient prononcés.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 001 - Sultanahmet

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 005 - Marmara

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 007 - Hippodrome

Avant d’al­ler déjeu­ner, je m’ins­talle quelques ins­tants sur le toit d’hô­tel où per­sonne ne vient, le soleil a déjà com­men­cé à chauf­fer le zinc des toi­tures sur les­quelles les pattes des cor­beaux (kuz­gun) grincent dans un petit cli­que­tis désa­gréable. Le monde s’ar­rête ici, comme dans tous les lieux sur les­quels je me suis repo­sé pen­dant ce voyage. Je me sens vidé, inca­pable d’en absor­ber davan­tage ; la cou­pure devient inévi­table. Mar­ma­ra brûle à main droite, lais­sant pan­te­lantes les sil­houettes des car­gos qui attendent leur tour pour fran­chir le Bos­phore, dans un air mâti­né des traces de gas-oil consu­mé. Sul­ta­nah­met Camii, à main gauche et du haut de ses six mina­rets, flam­boie comme une armée de lances au len­de­main de la vic­toire et mal­gré sa pierre grise et sombre, ren­voie une lumière aveu­glante qui fait pleu­rer mes yeux fatigués.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 010 - Tombeau du Sultan Ahmed Ier

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 019 - Tombeau du Sultan Ahmed Ier

J’i­rai voir ce matin le tom­beau de celui qui a don­né son nom à la grande Mos­quée Bleu, le Sul­tan Ahmet Ier, juste en face de Sainte-Sophie et der­rière la fon­taine. Il était encore en tra­vaux la der­nière fois que je suis venu et je m’en­gouffre dans ce mau­so­lée spa­cieux où reposent le Sul­tan, son épouse et ses enfants dans de tout petits cer­cueils recou­verts de feu­trine verte et à la tête des­quels se trouvent les tur­bans blancs indi­quant leur rang. Je suis plus ému par les faïences et les motifs des­si­nés sur le plâtre que par le lieu lui-même. Quand on a visi­té les tom­beaux qu’on peut voir dans l’en­ceinte de Sainte-Sophie, celui-ci paraît bien pâle, bien peu charmant…

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 022 - Tombeau du Sultan Ahmed Ier

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 023 - Tombeau du Sultan Ahmed Ier

Mais je repère quand-même quelques dou­ceurs à me mettre sous la dent. Le détail des motifs nacrés de la porte majes­tueuse me donne à voir des étoiles de bois incrus­té d’i­voire et de nacre, dans un mélange éton­nant de cou­leurs simples, pri­mi­tives, asso­cié au cuivre des poi­gnées et des gonds, des ser­rures et des orne­ments. La céra­mique d’Iz­nik com­mence à me sor­tir par les yeux, même si je recon­nais que la mul­ti­pli­ci­té des motifs m’im­pres­sionne à chaque fois un peu plus, sur­tout depuis que je sais que les vrais car­reaux authen­tiques sont fabri­qués à la vitesse du temps qui passe à l’ombre des ton­nelles de la ville médi­ter­ra­néenne. Pas moins de vingt-sept opé­ra­tions sont néces­saires pour pro­duire ces motifs à la sim­pli­ci­té enfantine.

Pour ce der­nier jour, j’ai déci­dé de visi­ter à nou­veau Sainte-Sophie ; cette église exerce sur moi un attrait incom­pré­hen­sible. La plus grande église du monde en dehors du monde chré­tien est une ode aux croyances bar­bares, un lieu saint qui a sur­vé­cu aux hommes, aux reli­gions, aux trem­ble­ments de terre — qui sait pour com­bien de temps encore. J’y reviens parce que je suis atteint du syn­drome de Jéru­sa­lem. Au contact des lieux sacrés, peu importe de quelle reli­gion il est ques­tion, je me sens comme enva­hi par une force qui me dépasse et me laisse pan­te­lant sur le bas-côté, vidé de ma sub­stance au pro­fit de quelque chose que je ne peux contrô­ler et dont la puis­sance m’é­treint. C’est peut-être ce que Mir­cea Eliade appelle le sacré. Vivre des épi­pha­nies qui res­semblent à des orgasmes spi­ri­tuels à chaque coin de rue n’est pas don­né à tout le monde. Cer­tains en sont même morts dans d’a­troces souffrances.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 027 - Hippodrome

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 028 - Sainte-Sophie

Sous le soleil écra­sant, les dômes de plomb du ham­mam Hase­ki Hür­rem sont d’une gri­saille épous­tou­flante, les petits bubons de verre étin­ce­lant sur cette pesante cara­pace. Au pied de la plus grande église du monde chré­tien orien­tal, les empiè­te­ments des mina­rets paraissent comme les pieds gigan­tesques d’une sta­tue d’empereur romain que le temps aurait façon­né jus­qu’à ce qu’on n’en voit plus que l’ar­ma­ture. L’in­gé­nio­si­té de cette archi­tec­ture qui trans­forme une base car­rée en tour ronde dans une dou­ceur de bak­la­va est là le véri­table génie de ceux qui ont des­si­né la beau­té de cette Istan­bul otto­mane. La brique rose dans l’ombre du bâti­ment semble fraîche comme des bis­cuits de Reims dans une char­lotte à la fram­boise, mais ce n’est qu’une illu­sion. Le soleil écrase tout.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 029 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 032 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 033 - Sainte-Sophie

Dans le jar­din qui entoure l’é­glise, je m’at­tarde sur les piliers des colonnes qui ornaient autre­fois les alen­tours et qui, recou­verts par une terre tas­sée par les années de conquête, ont été pré­ser­vés des sac­cages. Sur cer­tains d’entre eux, on peut encore voir gra­vé le nom de Théo­dose, l’empereur bâtis­seur et der­nier empe­reur romain à avoir régné sur l’Em­pire d’O­rient uni­fié. Des colonnes au cha­pi­teau sculp­té dans un style corin­thien pur se retrouvent affu­blées sur leur fut d’une croix latine, absur­di­té com­plète qu’on ne voit qu’ici.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 035 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 037 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 038 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 040 - Sainte-Sophie

L’ef­fet est tou­jours le même quand on rentre dans l’é­glise, ou non, il est à chaque fois ampli­fié, parce qu’on s’at­tend à ce qu’on va y trou­ver. Une ambiance bar­bare, brute, sau­vage, l’élé­ment le plus repré­sen­ta­tif de l’art byzan­tin dans toute sa splen­deur, en terre musul­mane de sur­croît. Tout ici fait vaciller les sens, parce qu’on n’y com­prend plus rien, si tant est qu’on tente de per­cer le mys­tère. On est accueilli par un Christ sur son trône, qui semble, de son regard sévère nous lan­cer un aver­tis­se­ment. Son impo­sante sta­ture écrase celui qui entre ici. Misé­rable ver­mis­seau, pros­terne-toi… Les lourdes portes de bronze incitent à ne pas res­ter trop long­temps ; per­sonne ne son­ge­rait à tam­bou­ri­ner des­sus pour l’ou­vrir. Cer­taines portes laté­rales du nar­thex ne sont plus de style byzan­tin mais pré­sentent une forme d’o­give telle qu’on en voit sur les bâti­ments otto­mans. Qui brouille ain­si les pistes ?

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 042 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 043 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 045 - Sainte-Sophie

Dans ce nar­thex déjà par­cou­ru, mon regard se perd dans les marbres colo­rés, vei­nés comme une peau dia­phane sous laquelle on ver­rait le sang cou­ler alors que ce sont cer­tai­ne­ment des litres et des litres de sang qui, sur le sol, ont été répan­dus suite aux que­relles des images et aux inva­sions suc­ces­sives… Sous les pilastres bor­dés d’une frise flo­rale repré­sen­tant cer­tai­ne­ment des vignes, sym­bole chris­tique par excel­lence, ce sont des plaques incrus­tées de cou­leurs qui déjà annoncent les volutes flo­rales des céra­miques d’Iz­nik, les contours des portes sont capi­ton­nés de gros clous de bronze, cen­sés tenir la struc­ture pour des siècles ; la preuve par l’exemple, tout tient par­fai­te­ment en place. Sur une porte en bronze, un vase conte­nant deux feuilles sty­li­sées et confron­tées, des palmes ? Le long des fenêtres, des mosaïques faites de tout petits car­reaux dorés, recou­vrant savam­ment les ren­fle­ments de la struc­ture, s’ornent par­fois de feuilles enrou­lées, motifs qui alternent un peu avec les croix omni­pré­sentes. Ici c’est un trou de ser­rure qui m’in­trigue, lais­sant sup­po­ser des salles secrètes qui n’ont peut-être jamais été ouvertes, là c’est une vasque en marbre ornée d’é­cri­tures arabes, recou­verte d’une chape de bronze. Tous les maté­riaux d’i­ci sont des matières hau­te­ment nobles. Le bronze, la pierre, le marbre de Pro­con­nèse, le por­phyre rouge sang, la lumière, l’or.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 049 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 050 - Sainte-Sophie

Ici encore, ce sont des plaques mar­que­tées de marbres, un vert sombre et gra­nu­leux pour le fond, un vei­né jaune et rouge pour don­ner du relief, un por­phyre pour rem­plir un disque, un vert fin et clair pour les volutes flo­rales… Au des­sus d’un pilastre, c’est ici une repro­duc­tion d’é­glise en minia­ture, cer­tai­ne­ment Sainte-Sophie elle-même, une croix repré­sen­tée au milieu, entre des rideaux qu’on ima­gine être de pourpre impé­riale. Entre cha­cune des plaques de marbres, c’est un frise faite de car­rés alter­nés don­nant l’im­pres­sion d’une den­telle ; lorsque la pierre se fait tissu…

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 052 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 053 - Sainte-Sophie

Et puis, chan­ge­ment de décor, nous sommes dans une mos­quée. Der­rière les cuivres décou­pés d’é­toiles, les pointes des flèches ten­dues vers le ciel se ter­mi­nant par un crois­sant de lune, lui aus­si poin­tant vers le haut, ce sont les médaillons dans lequel on peut lire en arabe le nom d’Al­lah, les vitraux d’un pur style otto­man. Un coup d’œil en arrière et l’on tombe à nou­veau sur la den­telle de pierre grise, fleurs infi­nies qui donnent le ver­tige, sur le sol à nou­veau, de gigan­tesques disques de marbres colo­rés qui font comme des bulles sous le vide immense de la cou­pole. Une pièce est ouverte sur le côté du nar­thex et j’ac­cède à une pièce que je n’ai jamais vue : il me semble que c’est l’horo­lo­gion, là où se trouvent les psau­tiers. Ici encore les pistes sont brouillés. Dans cette petite enclave sacrée, les murs sont recou­verts de céra­miques otto­manes. Au pla­fond, je découvre des anneaux scel­lés dans la pierre. Que font-ils là ? Sur les marbres bleus et dans la lumière qui filtre au tra­vers des lucarnes, un chat reste là, assis, se lais­sant cares­ser par tous ces gens gros­siers qui osent venir ici.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 057 - Sainte-Sophie

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Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 066 - Sainte-Sophie

Sur un autre pilastre, je découvre, là où devait se trou­ver autre­fois une porte, la trace d’une main prise dans la cou­leur de la pierre. Fas­ci­nant, et sur­tout, incom­pré­hen­sible. C’est là que réside le mys­tère de ce magni­fique monu­ment, dans toutes les petits choses cachées qu’il faut se don­ner la peine de décou­vrir. Ces lustres impo­sants des­cen­dant du ciel comme des sou­coupes volantes, rap­pe­lant les plus grands mys­tères des livres d’E­ze­chiel et d’Enoch…

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 068 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 071 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 073 - Sainte-Sophie

Cer­taines des colonnes sont cer­clées, les autres pas. Et puis au bas des cer­taines d’entre elles, des frises grecques qui, aux join­tures sont comme des swas­ti­kas. Est-ce que les autres regardent aus­si par terre ? Par là où la lumière entre, la pierre prend une teinte irréelle. Il se passe quelque chose ici qu’on ne voit nulle part ailleurs. Des motifs de vigne que j’ai vus quelques jours aupa­ra­vant dans les tré­fonds de la Cap­pa­doce, notam­ment à Mus­ta­fa­paşa sur l’é­glise Saint Constan­tin et Sainte Hélène. De la loge impé­riale on voit les arches de sou­tè­ne­ment en pierre sèche raclées par le soleil crû. Je suis épui­sé de tous ces détails, j’ai l’im­pres­sion de vaciller et l’es­pace d’un ins­tant, ma vue se trouble, j’ai comme mal au cœur ; le désir de par­tir d’i­ci est le plus fort. La cha­leur m’a rin­cé, exté­nué, l’é­mo­tion a, quant à elle, été la plus forte et encore main­te­nant me détruit. Il n’y a plus rien, plus rien. Je dois m’as­seoir pour ne pas tom­ber… Quelques instants…

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 074 - Sainte-Sophie

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Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 103 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 104 - Sainte-Sophie

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Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 122 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 131 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 135 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 138 - Sainte-Sophie

Au centre d’un des séra­phins brûle un cœur d’or. Les séra­phins, ces êtres redou­tables, divins et pour­tant tou­jours des­truc­teurs, objets de fan­tasmes, déli­ca­te­ment repré­sen­tés par des plumes bleues ten­ta­trices… Sous mes mains, sur la ram­barde de marbre, une ins­crip­tion en grec que je n’ar­rive plus à déchif­frer. Peut-être une reven­di­ca­tion d’un insur­gé de l’é­poque de la Sédi­tion Nika… Et puis au-des­sus de ma tête cette étrange mosaïque noire et or dans les ren­fle­ments entre les arcades. Encore un petit coin étrange. Je pro­fite des fenêtres ouvertes pour m’ex­ta­sier depuis ici sur ces mina­rets ten­dus comme des arcs, dépas­sant des rotondes. Sur les murs du nar­thex, on trouve les plaques gra­vées des déci­sions finales du fameux synode de 1165, dans un grec presque com­pré­hen­sible. Mono­grammes, croix, chrismes, le nom d’Al­lah, de petits cro­chets au-des­sus des portes qui devaient rete­nir autre­fois des ten­tures, his­toire de ne pas don­ner un air trop évident aux choses. Chaque émo­tion en son temps. Cette fois-ci, je dois sor­tir de l’é­glise et j’emprunte une sor­tie que je ne connais­sais pas, la Belle Porte sur le fron­ton duquel se dresse une mosaïque de la Vierge en majes­té. Dehors, c’est le bap­tis­tère que je découvre avec sa bai­gnoire immense, taillée dans un seul bloc de marbre. C’est ici qu’é­taient immer­gés les empe­reurs de l’Em­pire Romain d’O­rient, dans cette cuve que per­sonne ne visite guère. Et pour­tant, c’est tout un symbole.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 146 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 149 - Sainte-Sophie

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 151 - Sadık au Grand Bazar

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 152 - Marché aux livres

Pour reprendre mon souffle, je m’as­sois à l’ombre, englou­tis­sant toute l’eau de ma bou­teille, et je me pose pour écou­ter le chant du muez­zin. Je reprends mon che­min pour m’en­fon­cer vers le Grand Bazar. J’ai un ren­dez-vous non loin de Beyazıt Camii avec Sadık, le ven­deur de cuivres. Il m’a fait pro­mettre de reve­nir pour m’of­frir un kebab que nous man­geons, assis dans son échoppe, sur une des tables qu’il est cen­sé vendre et qu’il a posée en plein milieu. Il ferme la porte, his­toire de faire com­prendre que c’est fer­mé pen­dant l’heure du repas, impro­vi­sée. J’ai peur qu’il fasse chaud, mais il me montre une trappe au pla­fond, un simple van­tail qu’il ouvre avec une corde. Il se marre en disant « otto­man air condi­tion­ning !! ». Malin comme un singe le Sadık… Contrai­re­ment à ma der­nière visite, il a lais­sé pous­sé sa barbe qui dit bien ce qu’il est, un homme indé­pen­dant qui se fiche de ce qu’on pense de lui. Sa mous­tache se perd avec le reste des poils de son visage ; il a l’œil mali­cieux et tendre. Nous échan­geons quelques mots dans un anglais qu’il mai­trise moins bien que moi, mais tout passe par les yeux et pen­dant ce temps, l’ayran coule à flots… Dehors, près du mar­ché aux livres, je retrouve le même petit chat que j’a­vais pris dans mes bras au mois d’a­vril. Il a gran­di à pré­sent, mais c’est le même, j’en suis cer­tain. Il pas­se­ra peut-être sa vie ici s’il ne se fait pas écra­ser par une voi­ture sur Divan Yolu.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 153 - Au pied de Beyazıt Camii

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 155 - Au pied de Beyazıt Camii

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 157 - Au pied de Beyazıt Camii

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 158 - Au pied de Beyazıt Camii

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 161 - Au pied de Beyazıt Camii

Au pied de la belle mos­quée Beyazıt Camii, la mos­quée construite par le sul­tan Baja­zed II, suc­ces­seur du conqué­rant Meh­met II et des­ti­tué par son fils Selim, se trouve un mar­ché d’un genre par­ti­cu­lier, car ici on y trouve des billets de tous les pays, et sur­tout un incroyable mar­ché au tes­bih, ces cha­pe­lets le plus sou­vent faits de billes de bois, que les hommes (les femmes aus­si, mais pas à Istan­bul) s’a­musent à égre­ner toute la jour­née pour s’oc­cu­per les mains. Ici, on échange des regards, on négo­cie ferme, on s’en­gueule et on s’empoigne, les billets de lires turques passent de mains en mains et les tes­bih rejoignent les mains caleuses de leurs nou­veaux pro­prié­taires. Je m’a­muse à regar­der les visages des hommes, cer­tains éma­ciés et buri­nés, d’autres avec un seul œil res­tant, cer­tains ron­douillards et bon-enfant, d’autres durs, mal rasés, inquié­tants presque. Ces visages soit bar­bus, soit mous­ta­chus, soit pas vrai­ment rasés, ont par­fois la dou­ceur des heures débonnaires.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 165 - Dans le tramway

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 167 - Yeni Camii, Eminönü

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 170 - Yeni Camii, Eminönü

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 174 - Eminönü

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 175 - Eminönü

La fin de jour­née arrive, la cha­leur, elle, ne des­cend pas. Le soleil tanne ma peau bien bru­nie par plus trois semaines pas­sés dans cette four­naise turque ; pas aus­si fort tou­te­fois que dans la baie de Keko­va ou sur les hau­teurs de Pamuk­kale. Devant la Yeni Camii qui prend les teintes renardes du soleil décrois­sant, les gens cir­culent en ne jetant même plus un coup d’œil à ce monu­ment majes­tueux qui assied la place. Sur les bords de la Corne d’Or, l’o­deur des maque­reaux grillés refoule vers les quais. C’est presque un bon­heur de sen­tir cette odeur âcre reve­nir me cha­touiller les naseaux. Je n’ar­rive plus à quit­ter cette place qui, déci­dé­ment, reste mon lieu d’a­mar­rage pré­fé­ré. Ici, tout semble conver­ger ; ceux qui des­cendent du Grand Bazar, ceux qui viennent de Sul­ta­nah­met par le tram, ceux qui viennent de Gala­ta depuis l’autre côté du pont… Car­re­four inévi­table, croi­se­ment de toutes les inten­tions, c’est Eminönü. Je reste à m’ex­ta­sier devant les vapu­ru qui patientent sur le quai en cra­chant leur immonde fumée cras­seuse, por­tant cha­cun des noms de per­son­na­li­tés de la ville, puis devant les ven­deurs de simits, les petits gitans qui étalent leurs kilims à même le sol pour vendre des petites pochettes pec­to­rales cou­sues de sequins brillants et les ven­deurs de moules déme­su­rées qu’on mange crues avec une giclée de jus de citron, comme on man­ge­rait des huîtres sur le port de Can­cale. Dans une rue un peu recu­lée, je mange un bak­la­va accom­pa­gné d’un thé et d’un Sir­ma au citron. Je m’a­muse en regar­dant les voi­tures dans les­quelles s’en­tassent par­fois une bonne dizaine de per­sonnes sous les cris des corbeaux.

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 176 - Eminönü

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 178 - Eminönü

Turquie - jour 23 - Balades poétiques et visages stambouliotes - 182 - Sous le pont de Galata

Je décide, une fois n’est pas cou­tume, d’al­ler diner sous le pont de Gala­ta. Une mul­ti­tude de res­tau­rants s’est ins­tal­lée sous la route, un étage infé­rieur qui fait pen­ser aux anciens ponts pari­siens ou au Ponte Vec­chio de Flo­rence, sauf qu’i­ci on passe sur une cour­sive d’où pendent les fils en nylon des pêcheurs juste au-des­sus de nos têtes. Je m’ar­rête à une ter­rasse qui donne du côté le plus étroit de la Corne d’Or, sous une enseigne colo­rée qui donne au Bos­phore une cou­leur rouge sang. C’est un de ces res­tau­rants qui ne sert pas d’al­cool, rama­dan ou pas. Moi qui vou­lait boire une Efes Pil­sen, je me conten­te­rai ce soir d’un jus d’a­bri­cot (Kayısı suyu) et d’un maque­reau grillé. La fatigue me tance, le bruit des voi­tures pas­sant au-des­sus et les cris des gamins, enro­bés dans les mélo­pées des hauts-par­leurs ven­dant leur Bos­pho­rus tour !!!! Bos­pho­rus tour !!!! com­mencent à me taper sur les nerfs. Je ne sup­porte plus le bruit de cette ville infer­nale que j’aime tant. Il est temps pour moi de par­tir. Qui a dit que les vacances étaient faites pour se repo­ser ? Il y a les week-ends pour ça. Les voyages sont faits pour vous érein­ter, vous esso­rer comme ces car­pettes éli­mées qu’on lave à grande eau et à la brosse à pont sur les pro­me­nades sétoises.

Je retourne à l’hô­tel, en emprun­tant le tun­nel dévas­té pas­sant sous la route d’E­minönü, en pas­sant devant un reste de mur byzan­tin, au pied de la Mos­quée Bleue, devant des manières de mai­sons kurdes qui sont en réa­li­té la façade d’un res­tau­rant d’où sort une plainte douce accom­pa­gnée par un ud magique. Demain soir, je ne serai plus à Istan­bul et je me demande déjà com­ment je vais faire pour reve­nir à Paris. Je veux dire, com­ment je vais faire pour reve­nir dans mon élé­ment natu­rel après autant de cham­bar­de­ments et d’é­mo­tions. La pro­chaine que je vien­drai ici, je cher­che­rai les mor­ceaux de moi que j’ai lais­sés sur place.

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Épi­sode sui­vant : Car­net de voyage en Tur­quie : les tristes ves­tiges et la fin du voyage

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Tom­bouc­tou amai­grie et flottante

Tom­bouc­tou amai­grie et flottante

On lui avait pour­tant dit qu’il ne ser­vait à rien de se rendre à Tom­bouc­tou, qu’il n’y ver­rait rien que du sable et du désert, des mai­sons qui tombent sous le vent et des murs de terre qu’une simple éponge mouillée suf­fi­rait à faire plier, mais le voya­geur est un bau­det, un ani­mal têtu qui ne s’at­tarde pas à écou­ter les mau­vais cou­cheurs, prompts à bri­ser les rêves d’a­ven­ture de celui qui ne peut faire autre­ment que de s’y accro­cher. Même si c’est la réa­li­té, il s’ac­croche, conti­nue, perce le mys­tère, quitte à se rendre compte qu’on avait rai­son, que tout n’y est que façade et mort, déla­bre­ment, fac­ti­ci­té. Au moins, voya­geur, tu auras vu et tu auras vu plus que ceux qui t’ont décou­ra­gé, alors qu’eux-mêmes n’y sont peut-être jamais allés et ont fini par com­pen­ser leur paresse par une manière d’ai­greur conta­gieuse. Écou­tez ceux qui ont vu, ceux qui ont fait, et vous res­te­rez coin­cé dans votre cana­pé, entou­ré de votre magique quo­ti­dien. Écou­tez, et vous ne ferez plus rien.

Cepen­dant, l’im­pres­sion que laisse Tom­bouc­tou est très forte. C’est la fin du monde noir, de la beau­té des corps, des gras pâtu­rages, de la joie de vivre, du bruit, des rires : ici com­mence l’Is­lam avec sa silen­cieuse séré­ni­té, sa décré­pi­tude : pas une culture, pas une irri­ga­tion, mal­gré le Niger à quelques kilo­mètres, pas un édi­fice ni une route, ni un ouvrage d’art. Le sable y fait éter­nuer comme du poivre, assèche et étouffe les pou­mons. Les pas feu­trés sur ce sable, qui amor­tit tout bruit, les mai­sons sans fenêtres, qu’on dirait for­ti­fiées, le vent cou­pant du désert, des têtes sinistres vous épiant der­rière les grillages de bois peint, der­rière les portes clou­tées comme des coffres-forts, les ter­rains vagues, les rues tor­tueuses, les entrées dis­po­sées en chi­cane et les places désertes où seuls quelques méha­ris reposent à l’ombre, gar­dés par un Toua­reg voi­lé, maigre comme un chèvre, la bouche bar­rée de noir, je n’ou­blie­rai plus cela.

Ne pas pou­voir oublier la pauvre rudesse de sa propre expé­rience. Vivre avec cela plu­tôt qu’a­vec les on-dit, voi­là ce qu’a fait Paul Morand, à la suite de René Caillé, en péné­trant Tom­bouc­tou la noire, la rebelle, Tom­bouc­tou entou­rée de ses mys­tères, de son voile d’im­pé­né­tra­bi­li­té. Capi­tale des déserts, capi­tale des Toua­regs pour­tant nomades, cette ville n’a ces­sé de fas­ci­ner, ne serait-ce que parce que ses murs de pisé ren­ferment la plus grande col­lec­tion au monde d’é­crits sur l’Is­lam. Der­rière ses portes capi­ton­nées, on devine des richesses insoup­çon­nées, le charme des femmes au buste nu cares­sées par les doux cou­rants d’air dus aux miracles d’une archi­tec­ture pleine de recoins, ven­ti­lée, et pour­tant, dehors, il y a tant de sécheresse…
Il cite Félix Dubois qui vint ici en 1895 :

« L’ha­bi­tant trans­forme ses vête­ments et sa mai­son, maquille sa vie et sa ville […] Au lieu de tur­bans blancs […] en tis­su scin­tillant comme du mica, la popu­la­tion ne se coif­fa plus que de loques peu ten­tantes et de bon­nets sans prix. On s’at­ti­fa de vieux vête­ments étri­qués dont la mal­pro­pre­té était le seul orne­ment et n’é­veillait pas la ten­ta­tion. Dans leurs rares sor­ties, les femmes se cou­vraient d’é­toffes gros­sières et quit­taient leurs orne­ments d’or et d’ambre […]. Les habi­ta­tions se tra­ves­tirent comme leurs pro­prié­taires. On se gar­da de répa­rer quoi que ce soit ; mais à l’ex­té­rieur seule­ment. A l’in­té­rieur on conti­nuait la cou­tume de l’en­tre­tien annuel. Tout s’é­miet­tait par les rues, sauf les portes cepen­dant, ces portes bar­dées et si obs­ti­né­ment closes qui étonnent aus­si­tôt le voya­geur […]. Le même mys­tère s’é­ten­dit natu­rel­le­ment aux occu­pa­tions com­mer­ciales, on pro­fi­tait du moment où aucun Toua­reg n’é­tait signa­lé en ville pour aller trai­ter les affaires. »
Belles mai­sons déla­brées, portes cade­nas­sées même dans la jour­née, qui obligent le visi­teur à par­le­men­ter à tra­vers la ser­rure, riches dégui­sés en pauvres afin de ne pas éveiller l’at­ten­tion. J’ai déjà vu cela à Leningrad.

Rues pous­sié­reuses, ensa­blées, triste regard sur les cou­leurs qu’un ciel dément pul­vé­rise pour n’en faire que de la pous­sière, il est loin le temps où Tom­bouc­tou fai­sait rêver par la parole, par les men­songes véhi­cu­lés sur ses palais d’or et de pierres pré­cieuses. Il n’y a ici que le désert et la mort au coin de la rue. Si on n’y regarde pas d’as­sez près. Les tré­sors ne se laissent pas sai­sir si faci­le­ment, il faut les méri­ter, savoir regar­der et infil­trer les rues sombres comme un mau­vais virus dans le corps de la cité.

Tom­bouc­tou est pétrie de la matière même du désert. Voi­ci la diane qui donne le réveil non seule­ment des casernes, mais de la ville, car celle-ci a gar­dé son aspect de place mili­taire ; tout y est pro­vi­soire et pri­mi­tif. Qui dirait que les Malin­kés ont régné ici au XIVè, les Toua­regs au XVè, les Son­ghaï au XVIè, les Maro­cains aux XVIIè et XVIIIè, les Peuls et les Tou­cou­leurs au XIXè ? Qu’en reste-t-il ? Du sable, cou­leur de la pous­sière de l’Écriture.

Paul Morand n’au­ra ces­sé de ne pas écou­ter les mau­vaises langues qui le dis­sua­dèrent de s’y rendre, sans quoi il per­drait son temps dans les rues déla­brées. A peine les arcades d’une meder­sa pour se rafraî­chir à l’ombre, à peine de quoi boire pour étan­cher une soif ardente, sau­ver sa langue pleine de sable… Pour­tant rien ne l’a fait recu­ler, rien n’a fait recu­ler en lui l’âme du voya­geur obs­ti­né, celui qui veut voir. D’ailleurs, j’aime à pré­su­mer que le mot voyage vient de voir. Mais non, c’est plus terre à terre que ça. Voyage vient de via­ti­cum, l’argent qu’on garde dans sa poche pour aller sur les routes (via)…

Toutes les cita­tions : Paul Morand, in Paris-Tom­bouc­tou, 1928. Robert Laf­font, col­lec­tion Bouquins.

Pho­to d’en tête © UNA­MID

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