Mar 21, 2015 | Livres et carnets |
J’ai pris mon bain avec Charles de Foucauld. Si le pauvre homme entendait ça, il se retournerait dans sa tombe, lui qui a passé sa vie dans le désert à vivre dans la parole de Dieu. D’autant que le petit livre que j’étais en train de feuilleter s’appelle en toute simplicité « Désert ». Le lire dans mon bain est une manière de ne pas se dessécher.
Encore une fois, les textes sont la matière noble, mais les voir enrobés de préfaces, postfaces, notices, notices bibliographiques, notes et notes de bas de page, addenda et ex libris, est un bonheur dont j’ai du mal à ne pas me repaître. Je parlerai plus longuement de ce livre qui n’est en réalité que la sudation d’un ouvrage extraordinaire, quelques entrées spirituelles du Dictionnaire touareg-français écrit par le Père Charles Eugène de Foucauld de Pontbriand, écrit dans le Hoggar saharien et publié en quatre volumes par l’Imprimerie Nationale avec le concours du gouvernement général de l’Algérie en 1952.
Préfacé et annoté par le professeur au Collège de France Carlo Ossola, voici un extrait et sa note de bas de page d’une pureté parfaite et qui m’emmène encore sur de nouveaux chemins. Ces entrées de dictionnaire me font penser aux mots desséchés, arides, à cette prose de l’urgence et de la mort qui font de l’ouvrage de Michel Vieuchange, in Smarra, une des plus belles fulgurances qu’il m’ait été donné de lire.
Joindre, se joindre aux nuits, aux jours, aux bruits des caravanes, aux chants de l’amour, aux vents du désert, aux couleurs des sables : « tadarout sf. […] || air (vent insensible) ; faible courant (faible mouvement de l’air dans une direction) || sign., en parlant de l’extérieur, un vent à peine perceptible, qui ne remue presque pas l’air et qui n’agite pas les feuilles ; et en parlant de l’intérieur d’une maison, sign. le faible courant d’air qui s’établit dans un appartement quand on ouvre des fenêtres qui se font face, sans qu’il y ait de vent au-dehors. La tadarout est toujours quelque chose de doux et d’agréable » ; mederouer vn. […] || briller d’un beau jaune (être brillant d’un beau jaune) || peut avoir pour sujet des personnes, des animaux ou des choses || se dit, p. ex., d’une personne dont le teint est d’une belle couleur vieil ivoire, d’un animal alezan1, d’un oiseau à plumage jaune, d’un objet d’or ou de laiton, d’un tissu, d’un peau, d’un objet quelconque qui sont d’un beau jaune, de blés, d’orges, de citrons, de grenades, de fleurs d’une belle couleur jaune, etc. ; se dit aussi d’une p., d’un an., d’une ch., d’un lieu, qui sont couverts ou remplis de ch. brillant d’un beau jaune, p. ex. d’une p. habillée de faune, d’un végétal couvert de fleurs jaunes ou de fruits jaunes, d’un pays couvert de blés mûrs, d’une région dont les végétaux sont de couleur jaune ou chargés de fruits jaunes ou de fleurs jaunes, etc. || être brillant (de beauté) ; être étincelant (de beauté) || p. ext. “être brillant (d’ornements ; de couleurs vives et variées) ; être étincelant (d’ornements ; de couleurs vives et variées)” ».
1. Ces définitions sont proches de certains vers des poèmes recueillis dans les Chants touaregs : « Je longe, sur ma chamelle alezan doré, les collines isolées de couleur crème / peu élevées qui sont en deçà du lit de la vallée ; / je veux arriver à la chute du jour dans la vallée en amont des têhaq » (« Émeghei ägg Oûragh » [Ibettenâten, 1880–1906], Hâte d’arriver près des femmes aimées [1905], in Charles de Foucauld, Chants touaregs, introduction de Dominique Casajus, Paris , Albin Michel, 1997, p. 288.
Charles de Foucauld, Désert
Rivages poche / Petite biblothèque, 2013
Photo d’en-tête © Brigitte Djajasasmita
(Hoggar, en arabe جبال هقار et en touareg Idurar Uhaggar, Algérie)
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Mar 20, 2015 | Arts, Livres et carnets |
C’est un autre univers, en marge de l’écriture de l’auteur, une case à part, une malle un peu fourre-tout parfois décevante lorsque l’on y trouve que des références techniques qui ne font que nous barber ou nous endormir au mieux, qui ne sont bonnes que pour celui qui, plus avant, souhaite faire des recherches approfondies et qui sont autant d’obstacles à la lecture « plaisir ». Pourtant, parfois, je me lance dans la lecture des notes avant de commencer le livre et je dois avouer que c’est un monde d’une richesse incroyable. Rien n’y est ordonné et on navigue souvent entre des notions qu’on ne maîtrise absolument pas tant qu’on n’a pas lu le texte à proprement parler. Ce que j’aime surtout dans ces notes, c’est l’absence totale de formalisme, la possibilité que se laisse l’auteur de ne plus rien construire et de livrer un texte brut, rempli d’abréviations et de sigles. En revanche, force est de constater que si les notes constituent un univers condensé, le texte, lui, est souvent beaucoup plus délayé.
Edgar Allan Poe écrivait dans les marges de ses livres, recueillant ainsi la substance de ses lectures ; ces Marginalia ont été publiées il y a quelques années aux éditions Allia. Des fragments qui sont comme la pensée brute de l’auteur, sa face cachée et plus sombre encore. Enrique Vila-Matas quant à lui, a écrit un livre il y a quelques années, Bartleby & cie, un livre uniquement composé de notes de bas de pages, une encyclopédie dont il ne resterait que la moelle, dépouillée de son texte, de l’inutile et de l’incertain, pari pascalien et littéraire. Livre des agraphiques et des écrivains du non, cette petite pépite fait office d’objet littéraire non identifié.
Quant à moi, je continue à lire certains livres par la fin, en épluchant les notes avant de lire le texte, et je m’en satisfais très bien.
Dans ce livre que je viens de commencer, Quattrocento de Stephen Greenblatt, dans lequel il est question d’un certain Poggio Bracciolini, un humaniste florentin dont le nom francisé est Le Pogge surtout connu pour avoir déterré des étagères poussiéreuses d’un monastère perdu un des plus beaux textes de l’Antiquité romaine : De rerum natura, le très beau poème de Lucrèce. Voici ce qu’on trouve dès la quatrième note du premier chapitre :
De la nature, V, v. 737–740, op. cit., p. 355. Le « messager ailé » de Vénus est Cupidon, que Botticelli représente les yeux bandés, et pointant sa flèche ailée ; Flore, la déesse romaine des fleurs, sème des pétales rassemblés dans les plis de sa robe exquise ; et Zéphyr, le dieu du vent d’ouest fertile, étreint la nymphe Chloris. Concernant l’influence de Lucrèce sur Botticelli, par l’intermédiaire de l’humaniste Poliziano, voir Charles Dempsey… etc.
Alors on peut toujours faire l’économie des notes de bas de page ou des notes de fin d’ouvrage ; le texte n’en demeure pas moins compréhensible. Simplement, on évite le détail, la spécification. Pire, on pourrait passer à côté d’une information importante.
Je me dis qu’en lisant ces notes j’ai appris qu’un homme du XVè siècle, secrétaire d’un antipape, un réprouvé à qui les Médicis ont fait l’honneur de commander un superbe mausolée qu’on peut voir aujourd’hui dans le baptistère Saint-Jean de Florence, l’antipape Jean XXIII (je ne savais même pas ce qu’était un antipape…), j’ai appris donc que cet homme battait la campagne, bravant le mauvais temps et les détrousseurs de grands chemin pour retrouver les objets de l’Antiquité qui pourrissaient sur les étagères des monastères les plus reculés et que sans la découverte du poème de Lucrèce, Botticelli n’aurait peut-être jamais peint Le printemps, un des plus beaux tableaux et des plus connus de la Renaissance.
Finalement, la curiosité ne tient pas à grand-chose…
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Mar 14, 2015 | Livres et carnets |
Ça commence comme une longue plainte et le livre s’ouvre tout doucement. Salaam London (Salaam Brick Lane en anglais, allez savoir pourquoi les éditeurs veulent toujours traduire les titres…) est un livre qui s’entend d’abord comme un livre de l’angoisse, de la difficulté de son auteur, Londonien de naissance, à retourner dans sa ville après avoir vécu quelques temps en Inde et surtout de s’y retrouver. Ce récit du retour douloureux, de l’attente dans laquelle le journaliste Tarquin Hall s’installe, dans l’espoir de faire venir la femme qu’il aime dans la mégapole est un récit qui avance à tâtons dans le brouillard de Brick Lane. Les loyers ont flambé lorsqu’il retourne chez lui et il n’y a que dans l’East End que l’auteur peut s’installer à nouveau sans trop s’excentrer et c’est à contre-cœur qu’il loue une mansarde miteuse à un Bangladais cyclothymique et alcoolique. C’est alors toute une palette de personnages et de lieux atypiques qu’on découvre sous sa plume ; le livre prend un tournure étrange puisqu’il devient le récit de voyage d’un Londonien dans sa propre ville, une ville dans la ville, un quartier tendu comme un élastique et pris dans ses problématiques de diversité culturelle : cockneys, skinheads, Bangladais, Juifs, Irlandais, Bengalis, rejetons de l’empire britannique en décomposition, tous se côtoient sans pour autant se mélanger, dans la droite ligne du grand récit d’investigation de Jack London, Le peuple d’en-bas et sur fond de réhabilitation du tristement célèbre quartier de Whitechapel. En dépit des amitiés improbables que Tarquin Hall noue dans le quartier, il cherche tout de même à en sortir, même s’il y découvre une vie insoupçonnée. C’est à mon sens un beau récit, tendre et sans concession, un récit qui prend aux tripes parce qu’on y ressent toute l’affection qui s’empare de lui pour ce quartier en déshérence mais tout de même victime de l’inévitable gentrification, ces dents creuses, mais aussi le rejet compréhensible qui le pousse à en sortir. C’est le récit de l’étrangèreté, du déracinement de soi chez soi, de la condition de l’étranger de l’intérieur, un récit qui fait écho à la condition nomade, à la déconstruction perpétuelle de soi dans l’absence de repérage et de volonté de rester. Toute l’essence de ce récit de l’ombre tient en ces quelques phrases de l’auteur :
Je pus jeter ici un bref coup d’oeil sur les parquets luisants et les murs de brique nus des lofts rénovés. Mais on voyait surtout des maisons mitoyennes délabrées datant du règne de la reine Victoria, par les fenêtres noircies desquelles on apercevait des cuisines minuscules. Dans des centaines d’immeubles minables, des immigrants comme le Grand Sasa et Mrs Abdul-Haq préparaient leur dîner en rêvant d’avoir une maison à eux et en s’efforçant de tirer le meilleur parti d’une vie misérable. Même au XXIè siècle, l’East End montrait peu de signes de changement et contraignait des gens de cultures radicalement différentes à vivre côte à côte et à s’adapter les uns aux autres.
« Entrez affamé, sortez branché », proclamait un panneau que j’avais repéré ce matin-là à Brick Lane, sur la vitrine d’un nouveau café à la mode. Mieux que tout le reste, ce slogan paraissait résumer l’expérience que faisaient les immigrants de l’East End — et que j’avais faite aussi.
Brick Lane m’avait forcé à m’accommoder d’un Londres que je n’avais jamais connu et m’avait aidé à comprendre que Barnes n’était plus pour moi. Je me sentais à présent plus en accord avec mon environnement que je ne l’avais été lorsque je vivais en étranger immergé dans d’autres cultures. Et pour cela, je ressentais une immense gratitude. Mais au moment où le train passait devant les immeubles rutilants de Canary Wharf et entrait dans un bruit de ferraille en gare de Liverpool Street, je me demandais si je me sentirais de nouveau tout à fait chez moi à Londres, si je serais encore capable de vivre détendu , d’assumer confortablement mon statut d’Anglais.
Peut-être resterais-je toujours un peu étranger ? Peut-être n’était-ce pas le pire statut qui soit ?
Tarquin Hall, Salaam London
Folio collection Voyages
Gallimard 2007
Photo d’en-tête © Richer Fischer (Morning in Whitechapel)
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Mar 12, 2015 | Barattages |
Sagesse de Ryckmans…
Le fait est que seules les impressions accidentelles laissent une empreinte durable sur notre sensibilité ; nous ne les avions pas recherchées — et moins encore, nous n’avions réservé à cette fin une place dans un tour organisé. Comme le disait à peu près E. M. Forster, la mémoire ne retient vraiment que ce que l’on a saisi de biais. Il y aussi des Égypte de l’esprit ; et en fin de compte, c’est peut-être le hasard des lectures et des notes marginales qui permet encore le mieux d’échapper à leur aridité.
Simon Leys, Marginales,
in Le bonheur des petits poissons, Lettres des antipodes
JC Lattès, 2008
Image d’en-tête : Colonnes du temple d’Edfu. Lithographie colorisée par Louis Haghe d’après David Roberts, 1846
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Mar 1, 2015 | Barattages |
Jean-Pierre Filiu a raison et personne ne doit perdre cela de vue : les destructions de Daech dans le musée de Mossoul ont deux vocations. La première est de générer un trafic d’œuvres d’art dont les recettes sont juteuses. La seconde est un outil de propagande. Voici ce qu’il dit dans une interview donnée à Libé :
Bien sûr, ces destructions font partie de leur propagande. Leur message est clair : «Regardez, quand des musulmans sont tués, personne ne bouge, il n’y a aucune réaction. Mais dès que l’on tue des otages occidentaux ou que l’on détruit des statues, tout le monde s’indigne.»
On s’indigne de la destruction de ces œuvres car les auteurs de ces crimes paraissent encore plus bestiaux que lorsqu’ils massacrent n’importe qui sans discernement. Dans cette niche se tapit notre impossibilité à réagir face à la plus sombre des tyrannies et c’est toute une chape de plomb qu’on fait couler sur les milliers de morts dont se rend coupable l’organisation islamique. Mais ce n’est pas pour autant qu’on doit fermer les yeux lorsque des êtres humains qui n’ont jamais mis les pieds dans un musée y pénètrent pour tout saccager. Personnellement, ce qui m’interroge, c’est cet élan qui rase tout sur son passage, qui n’a pour but que faire table rase du passé et extirper les populations de leurs repères, dans lequel on ne peut voir (en dehors de la plus crasse des imbécilités) que la volonté de domination des peuples. En rasant leur histoire, on rase leur passé et on modifie leur avenir. Les peuples n’ont plus vocation qu’à devenir les instruments de tarés congénitaux qui ne pensent qu’à dominer le monde par les armes, au nom d’un Dieu des écrits qu’ils n’ont peut-être fait qu’apprendre par cœur, sans discernement, sans critique. Mais une fois qu’on a dit ça, on n’a pas dit grand-chose.
Hier soir, je lisais un texte court de Simon Leys, paru dans le Magazine Littéraire (L’empire du laid, in Le bonheur des petits poissons) il y a une dizaine d’années et qui sous couvert d’être un tantinet humoristique m’a apporté un éclairage nouveau qui n’est peut-être pas loin de dire quelque chose de vrai, et de surprenant :
Les vrais philistins ne sont pas des gens incapables de reconnaître la beauté — ils ne la reconnaissent que trop bien, ils la détectent instantanément, et avec un flair aussi infaillible que celui de l’esthète le plus subtil, mais ce n’est pas pour pouvoir fondre immédiatement dessus de façon à l’étouffer avant qu’elle ait pu prendre pied dans leur universel empire de la laideur. Car l’ignorance, l’obscurantisme, le mauvais goût, ou la stupidité ne résultent pas de simples carences, ce sont autant de forces actives, qui s’affirment furieusement à chaque occasion, et ne tolèrent aucune dérogation à leur tyrannie. Le talent inspiré est toujours une insulte à la médiocrité. Et si cela est vrai dans l’ordre esthétique, ce l’est bien plus encore dans l’ordre moral. Plus que la beauté artistique, la beauté morale semble avoir le don d’exaspérer notre triste espèce. Le besoin de tout rabaisser à notre misérable niveau, de souiller, moquer, et dégrader tout ce qui nous domine de sa splendeur est probablement l’un des traits les plus désolants de la nature humaine.
Ce serait donc bien dans ce qui diffère des représentations de son propre obscurantisme que se cacherait cette navrante vague iconoclaste…
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