Jour­nal de bord période #3

Jour­nal de bord période #3

Dimanche 5 octobre

Tou­jours en état de léthar­gie flot­tante, un ukiyo‑é qui n’a rien de japo­nais. Des moments où je me dis que la ran­cœur est un poi­son, tan­dis que la ran­cune est une source de vie… A condi­tion de ne pas en consom­mer trop. Tout est affaire de mesure, de vide à rem­plir entre les inter­stices afin d’ar­ri­ver à un cer­tain équilibre.

Ne sachant com­ment me faire per­ver­tir devant la télé­vi­sion, j’opte pour un retour en arrière ; Chan­tons sous la pluie, de Gene Kel­ly. Stan­dard, la prise de risque est mini­male. Je ne sais pas pour­quoi, j’é­tais per­sua­dé que c’é­tait Fred Astaire qui accom­pa­gnait Gene Kel­ly, mais je n’ar­ri­vais pas à le recon­naître avec sa tignasse rousse. Pour cause, c’est Donald O’Con­nor qui tient le rôle ; rien à voir. J’é­tais per­sua­dé ne l’a­voir jamais vu ce film, mais au fur et à mesure que je le regar­dais (d’un seul œil, il est vrai), je me suis sou­ve­nu pré­ci­sé­ment du soir où je l’a­vais regar­dé avec mes grands-parents, il y a des années de ça. C’est tout-de-même un film cruel pour le rôle de Lina Lamont, joué par Jean Hagen. C’est un film sur la médiocrité.

Lun­di 6 octobre

Lire Les conqué­rants de Mal­raux tan­dis que Hong Kong s’embrase (modé­ré­ment, il est vrai) n’est pas réel­le­ment ano­din. Est-ce que je l’ai fait exprès ? Non, certes non.

Hong­kong. L’île est là sur la carte, noire et nette, fer­mant comme un ver­rou cette rivière des Perles sur laquelle s’é­tend la masse grise de Can­ton, avec ses poin­tillés qui indiquent des fau­bourgs incer­tains, à quelques heures à peine des canons anglais. Des pas­sa­gers, chaque jour, regardent sa petite tache noire comme s’ils en atten­daient quelque révé­la­tion, inquiets d’a­bord, angois­sés main­te­nant, et anxieux de devi­ner quelle sera la défense de ce lieu dont dépend leur vie — le plus riche rocher du monde.

André Mal­raux, Les conqué­rants, 1928

Rien au plan­ning aujourd’­hui, si ce n’est du temps pour répondre à l’ap­pel à pro­jet. Du temps, délayé dans l’es­pace, selon la loi de Parkinson.

Fin de jour­née, il pleut des vaches qui pissent, et le vent s’emmêle les pin­ceaux. Le retour de bâton de l’é­té indien est un peu rude.

Mar­di 7 octobre

Mes mains s’en­gour­dissent de froid, deviennent sèches comme des tranches de jam­bons à l’air libre, même si mes cica­trices ont lais­sé place à une nou­velle peau, plus lisse, plus ferme. Les tra­vaux s’es­tompent, la pein­ture revient à l’hon­neur. Dans mes malles, j’ai accu­mu­lé tout un maté­riel que je n’ar­rive pas à uti­li­ser ; les pas­tels et les godets d’a­qua­relle n’ar­rivent à pas sor­tir de leur gangue. Je deviens fai­néant pour cer­taines choses et la ten­dance à l’é­par­pille­ment n’y est pas pour rien.

Je crois que la publi­ci­té est en train de tuer le site de Libé­ra­tion. Des bugs d’af­fi­chage empêchent l’af­fi­chage des articles. Le tra­vail des média­plan­neurs et des publi­ci­taires est en train de ron­ger l’es­pace public qui ne s’en rend même pas compte. Libé en dif­fi­cul­té est en train de mou­rir ; je n’ai plus envie. mais heu­reu­se­ment, les oiseaux se mettent à chan­ter, et l’État Isla­mique conti­nue d’a­van­cer. Je me demande quand-même pour­quoi per­sonne n’in­ter­vient, et sur­tout pour­quoi cet enfoi­ré d’al Assad ne bouge pas le petit doigt. Qu’est-ce qui passe réellement ?

Pen­dant ce temps-là, Hong Kong s’es­souffle, les mani­fes­tants rentrent chez eux dépi­tés, les com­mer­çants se plaignent du manque à gagner. La Chine ne bou­ge­ra pas de sitôt.

Mer­cre­di 8 octobre

Ter­mi­né Les conqué­rants de Mal­raux, dans une ultime suée, dans un ultime sur­saut de cha­leur moite, de chi­noises ténèbres et d’ombres malsaines.

Nous tra­ver­sons la rue : « bis­trot Nam-long», c’est en face. Café silen­cieux, au pla­fond les petits lézards beiges font la sieste. Deux domes­tiques, por­tant des pipes à opium et des cubes de por­ce­laine sur les­quels les fumeurs posent leurs têtes, se croisent dans l’es­ca­lier ; devant nous les boys dorment, nus jus­qu’à la cein­ture, les che­veux dans le bras replié. Éten­du, seul sur un banc de bois noir, un homme regarde devant lui, balan­çant dou­ce­ment la tête. Lors­qu’il voit Gérard, il se lève. Je suis un peu éton­né : j’at­ten­dais un per­son­nage gari­bal­dien ; c’est un petit homme sec, aux doigts noueux, aux che­veux plats déjà gri­son­nants cou­pés en rond, à tête de Guignol…

André Mal­raux, Les conqué­rants, 1928

D’une autre main, j’ai (re)commencé le livre d’Antoine Sfeir, L’islam contre l’islam, L’interminable guerre des sun­nites et des chiites que j’a­vais com­men­cé dans un moment d’en­nui, dans le train, sans vrai­ment de convic­tion ; mais j’ai rele­vé la tête à l’é­vo­ca­tion des pre­miers mots de son avant-propos :

Chaque fois que l’homme s’est sen­ti supé­rieur à un autre, cela a abou­ti à une tra­gé­die ; chaque fois qu’un clan, une tri­bu a convoi­té les biens et les richesses d’un autre clan ou d’une autre tri­bu, cela a fini par un massacre.
Chaque fois que la force s’est expri­mée, elle l’a fait au détri­ment de l’in­di­vi­du, des peuples et du droit ; mais chaque fois que le droit a vou­lu s’im­po­ser, il s’est mon­tré impuis­sant face à la force.
Chaque fois que l’homme, dans l’his­toire de l’hu­ma­ni­té, s’est pris pour Dieu ou s’en est pro­cla­mé le porte-parole, ce fut la catastrophe.
Rien n’a chan­gé au cours des siècles.

Antoine Sfeir, L’islam contre l’islam, L’interminable guerre des sun­nites et des chiites, 2013

Il est déjà l’heure de par­tir. Une vie s’est déjà dérou­lée dans cette matinée.

Jeu­di 9 octobre

Je regarde mes objets avec une cer­taine cir­cons­pec­tion et finis par me deman­der depuis quand ils sont là ; un sty­lo, non un porte-mine en bois sur lequel il est écrit “Hard­muth”, ache­té en Tur­quie, dans une petite rue d’Is­tan­bul non loin de la Nuruos­ma­niye, repose sur ma table de nuit, inno­cem­ment. Je m’en sers pour prendre des notes dans les marges des livres lus pen­dant que la nuit se creuse, lais­sant les traces de mon pas­sage bien visible. Une petite cas­se­role en fer blanc, peinte cou­leur ver­millon, un jouet qui vient du fond des âges, de mon âge, qui fait par­tie de mon enfance, de ma vie. Je la revois sur le bord de la bai­gnoire chez ma mère, en sen­tant encore l’o­deur du sham­pooing à la pomme, du plas­tique du rideau de douche ; c’est alors tout un monde qui se redé­ploie autour de ce petit objet qui a ensuite été pro­prié­té de mon fils et qui l’ac­com­pa­gnait aus­si lors de ses bains ; puis elle a finit sur un bal­con, à pour­rir aux quatre vents, dans la terre et les pots de fleurs. Un coup de lave-vais­selle, un coup de papier de verre pour reti­rer l’oxy­da­tion qui s’est dépo­sée au fond, et l’ob­jet figure à nou­veau sur mon bureau, en forme de petit vide-poche ; je trou­ve­rai bien de quoi mettre dedans… Un petit objet qui me rend heureux.

Retour à Paris ce soir, en petit comi­té. Jean-Jacques et Carole déjà assis à la table de la ter­rasse du café, des regards affec­tueux, aimants, le retour dans une ambiance pro­tec­trice et bien­fai­sante ; voi­là ce que veux dire pour moi la fac. La contrainte est bien loin. Bien évi­dem­ment, il y a le tra­vail à four­nir, les bou­quins à lire, jus­ti­fier au bout d’un moment que ces bons moments pas­sés à boire des jus de fruit ou des verres de vin en ter­rasse sont bel et bien la récom­pense et à la fois le moteur du tra­vail effec­tué, et bien­tôt ren­du. Sou­te­nance en jan­vier, dans les tous pre­miers jours, une pre­mière ver­sion à rendre d’i­ci le mois pro­chain, ça com­mence à se pré­ci­ser, à deve­nir assez tan­gible, et Jean-Jacques qui se tourne vers moi et me dit avec un air grave auquel je ne crois plus…

Après on peut faire plein de choses avec ce mas­ter recherche.… Conti­nuer sur une écri­ture de thèse… ou bien inter­ve­nir à l’Université.

Pas tom­bé dans l’o­reille d’un sourd, tiens…

Il fait bon ce soir, près de 20°C, je bois en ter­rasse un verre de Domaine Les Salices et un jus de tomate, rien à voir, je suis en plein dans la dis­tance. Beau­coup de bruit, comme tou­jours, dans cette rue de Réau­mur, mais il fait bon et en cette période de l’an­née, il vaut mieux en pro­fi­ter pen­dant que c’est encore pos­sible. On est encore dans le règne des pos­sibles. Ce sont des petits moments de libé­ra­tion dans lequel je m’ex­trais de mon quo­ti­dien, un quo­ti­dien doux que je recons­truis au fil des jours. Un balade en scoo­ter à Paris, des gens qui passent, pres­sés ou non, des intel­li­gences et des par­cours de vie avec des jambes, des êtres à qui on assi­gne­rait faci­le­ment des récits pour les enfer­mer dans nos propres repré­sen­ta­tions, une troupe de Maliens passent avec des ins­tru­ments faits de bric et de broc, un bala­fon por­ta­tif en boîtes de conserve, une kora et des chants, de la joie et un arrêt sur images au croi­se­ment d’une rue qui ne cesse de s’a­gi­ter. Une paren­thèse vitale, un mor­ceau de miné­ral pré­cieux extrait de la gangue de la montagne.

Ven­dre­di 10 octobre

Moment d’é­cri­ture, la ses­sion d’hier soir m’a redon­né du cou­rage et je sais que mon écri­ture devient per­ti­nente ; ce n’est plus qu’une ques­tion de jours, tout va aller très vite main­te­nant. Je convoque des auteurs cano­niques, des auteurs dont on m’a don­né la trace et dans les pas des­quels je vais mar­cher, d’autres auteurs encore qui sont les miens, qui sont le fruit de mes recherches et que je compte intro­duire dans cet espace. J’ai carte blanche ; peu importe le che­min, pour­vu que j’ar­rive quelque part. Je n’ai qu’une seule consigne ; être curieux, me débar­ras­ser de ori­peaux de la pen­sée conve­nue, sor­tir du che­min et mar­cher dans la marge, pen­ser dans l’é­cart, dans les inter­stices et sur­tout ne pas me lais­ser enfer­mer dans des dia­lec­tiques aux­quelles plus per­sonne ne croit. En fait, la consigne, c’est moi-même qui me la suis don­née. Tout ceci n’est ren­du pos­sible que dans un contexte amou­reux, il faut déga­ger de l’a­mour de tout ce tra­vail. Ce n’est que l’a­mour qui rend pos­sible ce tra­vail, je le sais depuis le jour de ma sou­te­nance de mas­ter pro.

Ce que je retiens pour l’ins­tant de ma lec­ture d’An­toine Sfeir sur la Chi’a : ijti­hâd (اِجْتِهاد, effort de réflexion), qu’on peut tra­duire par l’o­bli­ga­tion d’in­ter­pré­ta­tion des écrits et des paroles de l’islam.

J’ai failli ache­ter deux livres, celui d’Edwy Ple­nel (Pour les Musul­mans) et un essai de paléo­pa­tho­lo­gie (Méde­cin des morts de Phi­lippe Char­lier), mais j’en ai trou­vé un troi­sième que j’ai pré­fé­ré immé­dia­te­ment aux deux autres, choix cor­né­lien : Tym­pans et por­tails romans de Michel Pas­tou­reau. Hop, dans ma besace.

Ma semaine se ter­mine dans l’ex­ci­ta­tion intellectuelle.

Same­di 11 octobre

Poé­sie chi­noise. Fran­çois a envoyé une bou­teille à la mer pour m’in­vi­ter à une belle soi­rée, dont je par­le­rai une fois qu’elle sera pas­sée, pour des rai­sons qui me sont propres. Renouer avec lui, un vrai bon­heur et ne plus m’en­fon­cer dans la honte. Il est temps pour moi de rebon­dir. Vive­ment ce jour de renaissance.

Pho­to d’en-tête © Joop Dor­res­tei­jn

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