Jour­nal de bord période #2

Jour­nal de bord période #2

Dimanche 28 septembre

Depuis que j’ai fêté mon anni­ver­saire qui semble avoir mar­qué un tour­nant, on me regarde étran­ge­ment, comme si ce pas avait consis­té en une dizaine d’an­nées sup­plé­men­taires, m’a­vait trans­por­té dans une autre dimen­sion dans laquelle on ne peut être que dif­fé­rent. C’est tout juste si on m’a­vait accep­té dans un autre club, celui des véné­rables, des res­pec­tables, mais rien n’a chan­gé pour moi, je suis tou­jours le même — avec un an de plus. Ça change quelque chose pour toi ? Rien pour moi, je ne me sens pas plus vieux. Je t’emmerde. Oui mais quand-même, ça doit faire quelque chose, non ? Non, je t’as­sure, laisse-moi tran­quille, il n’y a rien qui a chan­gé. Mes os vieillissent, ma peau se tanne, mes che­veux blan­chissent, mais regarde-moi bien, ça fait com­bien de temps que c’est comme ça, hein ? Tu ne m’as pas bien vu avant le 10 sep­tembre. Ou alors tu ne m’as jamais vu.

Une dévia­tion m’a fait pas­ser par des lieux de mon enfance, des lieux asso­ciés à des sou­ve­nirs ternes de jours ennuyeux à Car­rières-sur-Seine. Ces ambiances me ter­ro­risent, elles me jettent à la figure mes défaillances, ce que je n’ai pas su faire en temps et en heure. Ça ne dure pas long­temps, mais c’est ici que se nichent mes faiblesses.

Lun­di 29 septembre

Il y a des jours comme ça où on ne se réveille pas vrai­ment de toute la jour­née, ou alors seule­ment au moment de se cou­cher. Des jours qui ne servent à rien. J’ai fait quoi aujourd’­hui ? Je suis inca­pable de le dire, inca­pable aus­si de me sou­ve­nir ce que j’ai fait il y a ne serait-ce que deux jours. La mémoire me fait-elle défaut ? Mon grand âge ? Celui qui vous emmerde ?

J’ai rêvé — ou alors j’ai bel et bien vu — un tatouage au bas du dos, qui se découvre avec une che­mise qui se relève imperceptiblement.

Mar­di 30 septembre

Je crois bien que nous y sommes ; voi­ci arri­vé le moment où je suis lan­cé dans le livre de Mal­raux, Les conqué­rants. Pre­mier tome des œuvres com­plètes, Pléiade. Ces livres ont quelque chose, une odeur déjà, le papier sent le billet de banque — propre, sec, rin­cé, sté­ri­li­sé — et glisse sous les doigts, on ose à peine le tou­cher, de peur qu’il ne se froisse. Une page fine comme ça risque de faire laid dans un si bel ouvrage. Je me demande com­bien de vies il faut pour pou­voir lire là ces mil­liers de pages accom­pa­gnées de tant de notices et de notes, d’ap­pen­dices, d’adden­da, de repères biblio­gra­phiques, ce sont des livres de grands pour les grands. J’a­vais Pas­cal, j’ai main­te­nant une pléiade de Pléiade. Sin­gu­lier, ne se conjugue pas. Nom propre ?

Il fait brouillard ce matin — pas seule­ment dans ma tête — , on n’y voit guère à vingt mètres. Soi­rée d’hier chaude et plu­vieuse — pour cette lati­tude —, soir d’o­rage tro­pi­cal. On m’a habi­tué à aimer ces images, à sen­tir l’air du dehors, à me repaître des ambiances d’ailleurs. L’hu­mi­di­té remonte et fait de moi un ado­ra­teur du chaud et du moite. Qui l’eût cru, moi qui me croyait du froid. C’est l’A­sie qui remonte, mais ça ne dure­ra pas. La grève géné­rale est décré­tée à Can­ton.

Je monte au pre­mier étage par une sorte d’é­chelle. Per­sonne. je m’as­sieds et, dés­œu­vré, regarde : une armoire euro­péenne, une table Louis-Phi­lippe à des­sus de marbre, un cana­pé chi­nois en bois noir et de magni­fiques fau­teuils amé­ri­cains, tout héris­sés de manettes et de vis. Dans la glace, au-des­sus de moi, un grand por­trait de Sun Yat­sen, et une pho­to­gra­phie, plus petite, du maître de céans. Par la baie arrive, avec un gré­sille­ment et le son de la cli­quette d’un mar­chand de soupe, la forte odeur des graisses chi­noises qui cuisent…

André Mal­raux, Les conqué­rants, 1928

Pas besoin de par­tir en Chine, Mal­raux y est. Par contre, on aurait dû lui inter­dire les vir­gules. L’a­bus de vir­gules est mau­vais pour la san­té. Mal­raux était un grand malade. Et il y a tou­jours quel­qu’un qui se cache dans l’ombre.

J’ai retrou­vé un texte que j’a­vais écrit sur un autre blog, quelque chose qui m’a fait mar­rer. C’é­tait le 9 sep­tembre 2011.

Mer­cre­di soir, je suis allé à Paris. J’ai filé avec mon scoo­ter vers la capi­tale, visière ouverte, le vent dans le nez, il ne fai­sait pas encore nuit. Un soir comme un mor­ceau de liber­té à déchi­que­ter avec les dents, s’en repaître jusqu’à en sen­tir la vie cou­ler au bout des doigts… Ça fai­sait deux ans que j’attendais ce moment. A défaut d’avoir tout fait pour entrer ici pour y faire mes études, j’aurais au moins eu la satis­fac­tion de me dire que j’ai sui­vi les cours du soir d’histoire de l’art de l’école du Louvre. 
Arri­vé presque en retard, débou­lant dans le car­rou­sel per­du au milieu du cou­loir qui des­cen­dait et des­cen­dait, arri­vé devant deux files qui s’engouffraient dans le hall de l’amphithéâtre der­rière les portes vitrées et la lumière jaune, vitreuse, crayeuse comme la pierre des fon­da­tions de ce châ­teau. Dans la foule qui se mas­sait vers l’unique point d’entrée là où plus loin les gardes-chiourmes véri­fiaient que tout le monde avait bien sa carte, se tenaient des gens comme moi, la tren­taine, d’autres plus jeunes qu’on croyait sor­tis de l’université, d’autres qui res­sem­blaient à des com­mer­ciaux, cos­tards che­mise cra­vate mor­do­rée et pompes poin­tues, d’autres pas tout jeunes, cer­tai­ne­ment piqués par la soif d’apprendre au creux d’une retraite un peu oisive, des femmes, beau­coup de femmes, des belles et des très belles, des grandes avec des seins fiers et des petites lunettes cer­clées de métal argen­té, des hanches larges et des fesses rebon­dies, d’autres haut per­chées sur de hauts talons, veste de tailleur et jeans ser­rés, coupe au car­ré stricte, regard d’aigle et bouche fine, fer­mée à toute pro­po­si­tion, une fille qui s’appelle Rachel, et qui com­mence à accu­ser son âge, un autre qui s’appelle Natha­lie et empeste le par­fum bon mar­ché, André lui est nor­vé­gien et fait des sudo­kus en atten­dant que ça se passe, tan­dis que son ami fait débraillé, a le che­veu gras et sent l’alcool…

Enfin la foule entre et peut s’engouffrer et je découvre une salle aux dimen­sions impres­sion­nantes toute entière tour­née vers une estrade colos­sale où trônent cinq ou six fau­teuils, une femme seule sur le côté gauche, blonde che­veux tirés en arrière, stricte, par­fai­te­ment froide et mono­li­thique, d’un coup d’œil j’ai tout à coup l’impression qu’il ne reste pas une seule place de libre der­rières ces pupitres rele­vés et éclai­rés d’un dis­crète lumière jaune d’œuf. Je trouve enfin une place sur le côté, en bout de ran­gée, à côté d’une fille aux che­veux bou­clées, pas un regard échangé.

Puis la lumière s’est éteinte. 20h15, pas une minute de plus, ne res­taient plus que les lumières des pupitres, confé­rant à la salle une ambiance stu­dieuse, une onde de plai­sir tra­ver­sa la salle bon­dée et la voix de la confé­ren­cière, Cathe­rine Schwab, conser­va­trice du musée de Saint-Ger­main-en-Laye, s’éleva pour pro­non­cer cette messe tant attendue.

J’ai pris des tonnes de notes sur les réfé­rences uti­li­sées et les lieux pris pour exemple, me gavant de tout ce que je pou­vais prendre, auri­gna­cien, mag­da­lé­nien… plein les yeux, plein les oreilles. Le tout dans une ambiance stu­dieuse et déten­due, par­fai­te­ment ryth­mée par une confé­ren­cière abso­lu­ment dans son élément.
Une heure et demi plus tard, pra­ti­que­ment à la minute près, les portes se sont ouvertes, lais­sant le flot vider l’arène, cra­chant à cette heure inha­bi­tuelle cette foule de part et d’autre de Rivo­li encore bruyante et ner­veuse. Le Louvre et sa pyra­mide pro­je­tait une lumière dis­crète dans la nuit, la lune pour témoin.
Je retourne len­te­ment à ma ban­lieue en trai­nant la savate, n’évitant pas le luxe mal­propre et gros­sier des Champs-Ély­sées où flotte une tenace odeur de pois­son frit et où se pavanent de sombres ado­les­cents sur­vol­tés dans des limou­sines de loca­tion, der­rière les vitres tein­tées, théâtre des tur­luttes vites faites…

Arri­vé chez moi, un hibou enchante la nuit de son par­ler lancinant.

En écou­tant la radio ce soir en ren­trant du bou­lot, je me demande si je suis le seul à avoir lu Romain Gary cette année non pas à cause du cen­te­naire de sa nais­sance et du tapage qu’on fait autour, mais en lisant un autre livre qui le mentionnait…

Mer­cre­di 1er octobre

Sep­tembre a filé à toute vitesse. Ce mer­cre­di aus­si, la tête pas­sée dans mes papiers, au télé­phone pour conclure des affaires. Je crois que pour une fois, je n’ai rien fait d’autre que me concen­trer sur mon tra­vail, en soli­taire. Il me semble tou­te­fois que je deviens effi­cace au point de ne plus pas­ser qu’un mini­mum de temps sur un mini­mum de tâches.

Jeu­di 2 octobre

Ai-je le droit de dire que je prends un cer­tain plai­sir à lire Mal­raux ? Un type qui mal­gré ses faits d’armes était cer­tai­ne­ment un vrai salaud dou­blé d’un pleutre ? En fait, je n’en sais rien, je ne connais pas ce mon­sieur et pour tout dire, je crois que ça m’in­dif­fère tota­le­ment. Il berce mes mati­nées de sa prose ardente, c’est tout ce qui compte pour l’ins­tant. Un jour, j’ar­ri­ve­rai peut-être à le détes­ter à sa juste valeur.

A tra­vers le ligne 1 du tram­way, j’en­tends par­ler, turc, d’autres langues, de cou­leurs de tous les pays ; en arri­vant à la gare ça sent le maïs grillé et les bro­chettes d’a­gneau. L’es­pace d’un ins­tant, je ferme les yeux dans ce lieu que je connais bien pour l’a­voir arpen­té pen­dant mes années de fac, et je me sens tout à coup trans­por­té dans le tram­way d’Is­tan­bul, au bord du Bos­phore, à Eminönü… Mais ce n’est qu’un moment qui s’es­tompe tout à coup. Tout s’ef­face et je me fonds dans d’autres réalités.

Same­di 4 octobre

Une des nuits les plus longues de cette année. Dor­mi près de 11 heures presque d’af­fi­lée, plu­sieurs fois réveillé, mais pas vou­lu me lever, alors j’ai dor­mi autant que j’ai pu d’un bon som­meil répa­ra­teur. Rien fou­tu de la jour­née pour cou­ron­ner le tout. J’ai sim­ple­ment regar­dé Les sen­tiers de la per­di­tion de Sam Mendes. Et puis je me suis plon­gé là-dedans, parce que je n’a­vais envie de rien d’autre :

Caravage l'oeuvre complet

Pho­to d’en-tête © Vanes­sa Arn

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Gas­pare Van­vi­tel­li, védu­tiste pré­coce venu de Hollande

Gas­pare Van­vi­tel­li, védu­tiste pré­coce venu de Hollande

L’homme est connu sous plu­sieurs noms ; Cas­par van Wit­tel naît à Ames­foort, en Hol­lande en 1653 et meurt à Rome en 1736, connu alors sous le nom de Gas­pare Van­vi­tel­li, et Gas­pa­ro degli Occhia­li. Exi­lé volon­taire depuis son plat pays avec sa famille, il s’ins­talle à Rome et entre­prend alors un tour des plus belles villes d’I­ta­lie, qu’il peint avec fer­veur, expor­tant son savoir faire acquis auprès des maîtres hol­lan­dais de la pein­ture des pay­sages pour l’ap­pli­quer sur les vues qu’il tra­verse. On le consi­dère, à juste titre, comme le père du védu­tisme ita­lien au tra­vers de ses œuvres pic­tu­rales venant de Venise. Si Van­vi­tel­li, qui s’est payé le luxe d’i­ta­lia­ni­ser son nom, n’a­vait jamais fait le voyage, on se demande si les peintres Bel­lot­to, Guar­di et sur­tout Cana­let­to auraient ren­con­tré le suc­cès qu’on leur connaît. D’autre part, son fils Lui­gi a été nom­mé par le Pape alors qu’il n’a­vait que 28 ans, archi­tecte offi­ciel de Saint-Pierre de Rome. Une influence ita­lienne non négligeable.

Van­vi­tel­li est sur­tout connu pour ses études de San­ta Maria del­la Salute, des des­sins superbes, simples lavis sur du papier qua­drillé et jau­ni, d’une force expres­sive hors du commun.

 

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