Jun 25, 2014 | Passerelle |
Piazza della Signoria — Loggia dei Lanzi — Persée par Benvenuto Cellini — Florence — Mai 2012
Mes nuits sont de la couleur d’un ciel étoilé.
Mes rêves sont faits du même bois que celui de la coque des bateaux aux voiles rouges claquant dans le vent, avec le soleil qui s’épuise dans l’eau sombre.
Le vent est un baume suave et sucré qui dépose sur ma peau un miel fait de sueur et de larmes. Il est la douleur la plus stridente…
Le bruit d’un livre dont on tourne les pages m’empêche de m’endormir sereinement, mais je résiste, je résiste encore. Je résiste toujours.
Et puis il y a le son du ûd qui me berce de ses caresses mates et soudaines, montant dans l’air comme les volutes bleutées d’une fumée de cigarette.
Dans mes songes à demi-éveillé, s’étreignent d’autres vies que je ne connais pas encore et qui n’existent que pour me tenter, mais il y a toujours des cris d’enfants ou le bruit d’une voiture pour me ramener à la réalité ; et tout redevient calme, dans une intranquillité heureuse et sans cesse renouvelée.
Pendant ce temps-là, les jours passent, passent encore et ne s’arrêtent jamais. Les cheveux blanchissent, les joues se creusent de rides suspectes qu’on n’avait pas vues arriver.
C’est à ça que servent les souvenirs, ce sont des armes contre les jours dont on ne sait pas quoi faire, des jours néfastes qui se retrouveront forcément un jour avec la tête coupée, comme Persée donnant à voir à la foule de la piazza la tête de Méduse.
On en viendra à bout. Forcément.
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Jun 22, 2014 | Arts |
1498, il se passe quelque chose de peu commun en Allemagne, dans la ville de Nuremberg. L’artiste Albrecht Dürer, fils d’orfèvre, peintre et graveur de son état, est en train de révolutionner quelque chose : il vient de terminer une série de 15 gravures (16 si l’on compte la page de garde) illustrant l’Apocalypse rédigée par l’évangéliste Saint-Jean et il s’apprête à les publier sous forme de livre, c’est-à-dire en utilisant la technique de diffusion la plus moderne pour son époque ; l’imprimerie. Dürer est sur le point d’être le premier artiste publiant un livre. Une révolution dans le monde de l’art. L’Apocalypse gravée par Albrecht Dürer : une œuvre magistrale conçue comme un parcours miniature dans l’imaginaire collectif autour de ce texte halluciné, puissante par son pouvoir d’évocation, terrifiante dans ce qui est présagé si tant est qu’on veuille y croire… Visite guidée. (more…)
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Jun 22, 2014 | Chambre acoustique, Doğu dinleme |
Voici un artiste révolutionnaire des plus influents sur la scène soufie des deux côtés du Bosphore. Mercan Dede, de son vrai nom Arkın Ilıcalı, est un musicien turc qui n’hésite pas à mélanger les genres. Maîtrisant le souffle du ney, cette flûte en roseau faisant partie des instruments traditionnels de la musique soufie qui se joue en soufflant en biseau sur un cône, il s’est exilé quelques temps au Canada pour étudier la musique techno et c’est tout naturellement qu’il a réussi à faire le pont entre les deux styles de musique en passant par ce qui les réunissait ; la transe.
Ce qui en ressort, c’est une musique tonique finalement très proche de la tradition ottomane, emportant avec elle la rythmicité lancinante des cérémonies soufies et créant une ambiance relaxante et douce.
Une petite dizaine d’album émaillent son parcours, dont les deux que je présente ici au travers de ces extraits.
[audio:MoyaAlitu.xol]
Moya Alitu, sur l’album Nefes (Doublemoon 2007)
[audio:YolGecenHani.xol]
Yol Gecen Hani, sur l’album 800 (Doublemoon 2007)
ℑ — Doğu dinleme n°1 : Le ney magique de Kudsi Ergüner
ℑ — Doğu dinleme n°3 : Mor Karbasi
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Jun 21, 2014 | Livres et carnets, Sur les portulans |
Le clergé catholique au service de l’Antéchrist (« Unterscheid zwischen der waren Religion Christi und falschen Abgöttischenlehr des Antichrists in den fürnemsten Stücken »)
Gravure sur bois en deux parties de Lucas Cranach l’Ancien (1472 – 1553), 1ère moitié du XVIe siècle (reproduit dans : The German Single-Leaf Woodcut : 1550 – 1600, ed. Max Geisberg, New-York, 1974, vol. 2, p. 619)
J’ai trouvé dans le livre de Fatih Cimok (Anatolie Biblique, de la Genèse aux Conciles) une légende faisant appel à la fois au Déluge, aux peuples Hourrites et à un des mythes de la Bible les plus inquiétant ; celui de l’Antéchrist.
Dans la légende du Déluge, que ce soit celui des Chrétiens ou celui dont j’ai déjà parlé lorsqu’il était question du Mont Ararat, il est question au travers de cette épiphanie d’un moment de purification du mal sur Terre par l’eau, ce que l’on peut traduire dans une certaine mesure comme une métaphore à une différente échelle du baptême. Mais après le déluge ? Non, il n’est pas question ici de l’aphorisme de Madame de Pompadour, « Après moi, le déluge… » mais bel et bien de ce qui s’est passé après que la Terre fut envahie par l’eau, que Noé se retrouva perché sur Ararat et qu’il repeupla la terre par sa progéniture (Table des Nations) en la personne de ses fils, Sem, Cham et Japhet et de leurs enfants.
Dans les croyances populaires, des monstres sont nés du déluge, comme en témoignent les Chroniques de Nuremberg écrites en 1493 par l’humaniste Hartmann Schedel. Il est d’autre part question dans l’Ancien Testament, d’un passage peu connu (l’Ancien Testament est de toute façon trop peu connu, les Chrétiens préférant s’extasier sur la vie parfaite et tragique du Christ) du Livre des Nombres. Dans ce livre, il est question d’une race de géants appelés les Nephilim (הנּפלים: géant) :
27 Voici ce qu’ils [les chefs des douze tribus envoyés par Moïse en mission de repérage] racontèrent à Moïse : « Nous sommes allés dans le pays où tu nous as envoyés. À la vérité, c’est un pays où coulent le lait et le miel, et en voici les fruits.
28 Mais le peuple qui habite ce pays est puissant, les villes sont fortifiées, très grandes ; nous y avons vu des enfants d’Anak.
29 Les Amalécites habitent la contrée du midi ; les Héthiens, les Jébuséens et les Amoréens habitent la montagne ; et les Cananéens habitent près de la mer et le long du Jourdain. »
30 Caleb fit taire le peuple, qui murmurait contre Moïse. Il dit : « Montons, emparons-nous du pays, nous y serons vainqueurs ! »
31 Mais les hommes qui y étaient allés avec lui dirent : « Nous ne pouvons pas monter contre ce peuple, car il est plus fort que nous. »
32 Et ils décrièrent devant les enfants d’Israël le pays qu’ils avaient exploré. Ils dirent : « Le pays que nous avons parcouru, pour l’explorer, est un pays qui dévore ses habitants ; tous ceux que nous y avons vus sont des hommes d’une haute taille ;
33 et nous y avons vu les nephilim, enfants d’Anak, de la race des nephilim : nous étions à nos yeux et aux leurs comme des sauterelles.
Nombres, 13, 27–33
Albrecht Dürer — Révélation de Saint-Jean (12) Le monstre des mers et la Bête à cornes d’agneau
Les Nephilim, personnages pour le moins mystérieux ont été assimilés, dans certaines interprétations, à des anges déchus, que le passage du Déluge aurait eu pour mission d’exterminer en tant que tel. L’hébreu nephel désigne qui celui qui tombe (ליפול). Dans cette ambiance inquiétante apparait un personnage qu’on retrouve dans nombres de récits ésotériques et eschatologiques, souvent intégré aux théories complotistes ; l’Antéchrist. Ce personnage est considéré comme un double néfaste du Christ, ayant pour fonction de détourner l’œuvre christique et par son imposture d’infléchir la marche de l’histoire pour que celle-ci prenne un mauvais tournant. Je me garderai bien ici de commenter quoi que ce soit sur cette histoire que les Chrétiens connaissent à la lecture des Épîtres de Jean et qu’on retrouve aussi dans la mythologie juive sous le nom d’anti-messie et dans les hadîth musulmans sous le nom de Masih ad-Dajjâl (le faux messie). L’origine de ce type de figure peut toujours paraître un peu obscure, mais il faut regarder dans la longue histoire de la religion juive pour en retrouver des traces et c’est ici qu’intervient un autre personnage ; Armilus ou Armillus, ארמילוס (Armilos) en hébreu. L’origine de ce nom est inconnue, bien qu’on en retrouve des traces dans le Sefer Zerubbabel, dans l’Apocalypse du pseudo-Méthode ainsi que dans le Midrash Vayosha où il apparaît sous la forme d’un roi qui verra son avènement à la fin des temps. La plupart des sources qui citent Armillus prennent leurs sources dans des textes mésopotamiens ou syriaques, et pour cause, puisqu’on suppose qu’il est un double d’une autre histoire, plus ancienne encore et c’est dans cette niche qu’intervient le mythe de Teshup (Teshub) au sein du Chant d’Ullikumi, un chant provenant de la civilisation hittite (centrée sur l’Anatolie), qui s’est elle-même réapproprié une vieille légende hourrite.
Le peuple des Hourrites trouve son origine deux millénaires av. J.-C. dans le bassin mésopotamien et parlait une langue réputée être la plus ancienne langue indo-européenne connue. C’est dans ce recoin de l’histoire que prend forme la légende d’Armillus auprès d’un personnage nommé Teshup, roi des dieux du panthéon hourrite qui complote pour prendre la place de son père, le dieu Kumarbi, dont le chant éponyme a été repris en partie par Hésiode dans sa Théogonie. C’est dans cet acte de vouloir prendre la place de entre le père et le fils bilatéralement que le parallèle se fait entre les deux légendes et se forge dans le temps jusqu’à nos mythes fondateurs au travers d’un phénomène étrange ; la substantiation dans la pierre et la vénération des pierres, comme on peut le voir dans les religions anté-islamiques. Voici ce qu’en dit Fatih Cimok :
La légende eschatologique juive de Armillus, l’Antéchrist semble avoir été inspirée par l’épopée hourrite du « Chant d’Ullikummi ». Le sujet de ce mythe hourrite est la tentative du dieu de l’orage, Kumarbi, de détrôner son fils Teshup, qui l’avait lui-même évincé. Kumarbi féconda « le sommet d’une grande montagne » qui enfanta Ullikummi, un monstre aveugle et sourd fait de diorite. Teshup grimpa au sommet du mont Hazzi, à l’embouchure de l’Oronte pour observer ce monstre de pierre poussé hors de la mer, aujourd’hui le golfe d’İskenderun. A la fin de l’histoire, les dieux entrèrent en guerre contre le monstre et semblèrent l’avoir vaincu. Le thème de la naissance à partir de la roche semble avoir été rapporté par les Hourrites du Nord-Est de la Mésopotamie. Cette idée était familière aux Sémites occidentaux qui révéraient des rochers animés, pouvant êtres considéré comme les mères symboliques des êtres humains. Ainsi Jérémie (2:27) reproche à ses compatriotes de suivre des étrangers qui disent au bois : « Tu es mon père ! » et à la pierre : « Toi, tu m’as enfanté ! ». On rencontre ce concept plusieurs fois dans la Bible, par exemple dans Isaïe (51:1–2), Abraham et Sarah sont comparés à des rochers qui ont donné naissance au peuple d’Israël : « Regardez le rocher d’où l’on vous a tirés… Regardez Abraham votre père et Sarah qui vous a enfantés ». De même on retrouve cette image dans l’évangile selon Saint Matthieu (3:9) lorsque Jean le Baptiste dit « Dieu peut, des pierres [de l’hébreu abanim] que voici, faire surgir des enfants [de l’hébreu banim] à Abraham », et répétée dans l’évangile selon Saint Luc (3:8). Selon la légende de Armillus :
Il existe à Rome une pierre de marbre, et elle a la forme d’une jolie fille. Elle fut créée durant les six jours de la Création. Des gens sans valeur venus des nations viennent et l’abusent et elle devint enceinte et à la fin des neuf mois elle éclate et un enfant mâle en sort de la forme d’un homme dont la hauteur est de douze cubes et dont la largeur est de deux cubes. Ses yeux sont rouges et tors, les cheveux de sa tête sont rouges comme de l’or, et les empreintes de ses pieds sont vertes et il a deux crânes. Ils l’appellent Armillus.
Fatih Cimok, Anatolie biblique, de la Genèse aux Conciles
A Turizm Yayınları, İstanbul, 2010
Une histoire tout à fait surprenante qui fait appel aux mystères originels de la Création et aux mythes de la Destruction. L’Α et l’Ω en somme.
Je suis l’alpha et l’oméga, dit le Seigneur Dieu, celui qui est, qui était, et qui vient, le Tout Puissant.
Εγώ ειμι το Αλφα και το Ωμεγα, λέγει κύριος ο θεός, ο ων και ο ην και ο ερχόμενος, ο παντοκράτωρ.
Apocalypse 1:8
Sources :
Image d’en-tête : Rencontre de la procession des dieux menés par le Dieu de l’Orage du Hatti/Teshub (à gauche) et la procession des déesses menées par la Déesse-Soleil d’Arinna/Hebat (à droite). Dessin d’un bas-relief de la Chambre A de Yazılıkaya par Charles Texier.
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Jun 19, 2014 | Histoires de gens
Jean-Pierre Sergent et Marceline Loridan-Ivens dans le film documentaire français de Jean Rouch et Edgar Morin, “Chronique d’un été” (1961)
J’aimais bien Marceline Loridan-Ivens, jusqu’à ce que je l’entende hier soir sur France-Inter, dans l’émission d’Arthur Dreyfus, Encore heureux. L’entretien était plutôt intéressant, parce qu’il était léger, parlait de cinéma, de la vie en général, jusqu’à ce qu’on tombe dans un ramassis de clichés — pour ne pas dire de conneries — du genre qu’on entend à longueur de journée et qui ne servent qu’à alimenter une haine engendrée par la peur. La vieille dame de confession juive n’hésite pas à mettre tout le monde dans le même panier, ce qui met visiblement mal à l’aise le présentateur. Celle qui a côtoyé nombre d’intellectuels de sa génération, dont Jean Rouch et Edgar Morin avec qui elle a fait un très beau film, celle qui fut l’épouse de Joris Ivens, a tout à coup fait une chute dans l’escalier de mon estime et de celle, certainement, des auditeurs de la radio, pour ne plus devenir qu’une vieille dame un peu fantasque aux cheveux oranges.
Transcription de l’entretien (en éludant les fautes de français orales) de cette émission du 18 juin 2014, sur France Inter, disponible en réécoute sur ce lien.
AD — Vous dites, ce qui m’inquiète, c’est l’antisémitisme.
MLI — Oui bien sûr, je trouve qu’il est en train de se développer dans des proportions inimaginables, on sait bien pourquoi, on sait d’où ça vient aussi […] Je me dis “ça va recommencer”, ce que j’ai vécu quand j’avais 15 ans est en train de se remettre en place dans un futur proche ou plus ou moins lointain et ça commence toujours par les Juifs, vous savez, et ça continue par les autres. Le Juif est un bouc émissaire dont on se sert aisément depuis l’histoire de la Chrétienté et puis c’est passé ensuite chez les Musulmans et ça nous revient par les Musulmans en France et aussi par l’extrême-droite française. […] L’antisémitisme se nourrit de lui-même et tous les prétextes sont bons pour le nourrir. Voilà. […]
AD — Vous dites “pour moi le futur c’est le jihadisme”
MLI — Oui bien sûr, ce n’est pas mon futur souhaité, mais je suis obligé de constater que l’Europe se laisse envahir par cette notion, croit à une pensée de cette modération islamique qui date du Moyen-Âge…
AD — Islamiste vous voulez dire, mais euh, on parlait tout à l’heure de l’antisémitisme, mais que dire de la peur de certains Français envers les Musulmans quels qu’ils soient, comment font, comment pourraient faire les millions de Musulmans qui n’ont rien à voir avec tout ce qui se passe, eux aussi sont dans une situation difficile ?
MLI — C’est eux qui subissent leur propre oppression, ils l’acceptent, c’est à eux de se révolter, comme d’autres sociétés se sont révoltées…
AD — Mais ils ne sont pas responsables de ce qu’ils n’ont pas fait ?
MLI — Ils ne sont pas responsables de ce qu’ils n’ont pas fait, mais ils acceptent très très bien l’oppression des femmes qui sont les leurs…
AD — Pas tous ?
MLI — Pas tous oui, mais jamais tous ! Mais justement il faut combattre…
AD — C’est dur d’échapper aux étiquettes…
MLI — Ben oui, mais il faut se battre, il ne faut pas accepter comme ça. Le vingtième siècle est une succession de combats des Hommes pour gagner en liberté et d’autres sociétés doivent faire la même chose.
A ce moment-là, Arthur Dreyfus décide de mettre un terme à l’entretien en passant à la promo et l’émission se termine sur ces bonnes paroles.
Je l’aimais bien car étant donné ce qu’elle a vécu, je la pensais suffisamment intelligente pour ne pas avoir ce genre de discours discriminant et au contraire être porteuse d’une parole éclairée. Quel justification trouver à ces mots ? J’en reste sans voix.
Déplorable…
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