Mar 15, 2014 | Routes croisées |
Jeudi 13.03
Un mot sur l’éthique. Elle est fondée sur trois obligations : la lutte contre le polythéisme et le culte des idoles, l’observance stricte d’un idéal de paix (salam) et le recours au meilleur arbitrage possible en cas de conflit, c’est-à-dire celui du juste milieu.
L’idéal de paix, le strict idéal de paix, voici une idée qui me séduit et que j’ai trouvée dans le livre L’islam expliqué par Malik Chebel.
Pendant ce temps, cela fait plusieurs jours que le soleil se lève derrière un épais voile qu’on pourrait croire être de brume, mais ce n’est que la pollution qui bouche l’horizon. Pas plus inquiet que ça pour le climat, je me sens en revanche plus inquiet pour la paix.
Pendant ce temps, encore, je regarde un catalogue de vente par correspondances de cigares de grandes marques. Cohiba, Partagas, Davidoff, Montecristo, Bolivar… Des noms qui me font rêver, me plongent jusqu’à la cheville dans des rêves bleutés de Havane.
Samedi 15.03
ਕਲਿ ਕਾਤੀ ਰਾਜੇ ਕਾਸਾਈ ਧਰਮੁ ਪੰਖ ਕਰਿ ਉਡਰਿਆ
ਕੂੜੁ ਅਮਾਵਸ ਸਚੁ ਚੰਦ੍ਰਮਾ ਦੀਸੈ ਨਾਹੀ ਕਹ ਚੜਿਆ
L’âge sombre du Kali Yuga est le couteau, et les rois sont des bouchers ; la justice s’est envolée.
Dans cette nuit obscure du mensonge, la lune de la vérité n’est pas visible partout.
Page 145 du Guru Granth Sahib
Temps gris ce matin, horizon bouché, une certaine tristesse flotte dans l’air. Je me suis levé tôt dans le silence du matin pour terminer L’âge de Kali de Dalrymple, une lecture des plus stimulantes de ces derniers temps. Scènes de transes offertes à Parashakti Kali, souvenirs nostalgiques de l’ancienne colonie portugaise de Goa, incessantes guerres fratricides entre musulmans et hindous, entre Indiens et Pakistanais, Inde traditionaliste puritaine et Inde moderne soit disant en déliquescence, Inde dans laquelle l’éducation sexuelle est devenue un tabou et où le viol des femmes en bande organisée, une pratique banale, frondes mafieuses dans les campagnes du Nord du pays ; le portrait du sous-continent indien dressé par Dalrymple ébauche les mutations d’une région qui semble réellement être tombée dans le Kali Yuga (कलियुग), l’âge de Kali dans lequel les êtres souffrent le plus avant la délivrance des réincarnations (Moksha — मोक्ष). Autant essayer d’y prendre un peu goût puisque cet âge est censé durer sur 432 000 ans.
J’avais l’impression que cette semaine n’allait jamais se terminer et d’un autre côté, tout a passé tellement vite… J’ai envie d’un week-end de lecture, un week-end sobre, calme, dépouillé de tout. Encore une fois, je fais le sauvage, seul avec moi-même.
Photo d’en-tête
Temple de Kali sur la ghats de Varanasi © Pierre Perret
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Mar 15, 2014 | Livres et carnets, Sur les portulans |
— Et comment persuadez-vous Kali de posséder la personne ? demandai-je.
— Oh, c’est très facile. Nous lui donnons à boire douze bassines pleines de sang.
Artiste de Kathakali — Photo © Jogesh S
Repartons en Inde, dans le sud de l’Inde exactement, à Kochi dans le Kerala (l’ancienne Cochin), le temps de se faire un peu peur dans la sauvagerie d’un temple où un liquide rouge stagne dans des bassines en cuivre, une solution de jus citron et de teinture qui, il y a peu, n’était pas aussi symbolique ; on remplissait autrefois ces bassines de sang d’animaux (ou peut-être d’une autre espèce…) sacrifiés.
Kali (काली), déesse mère, destructrice, reine du temps, de la mort et de la délivrance, déesse matrone à la peau noire, Kali veut dire le temps, donc la mort. Elle est la femme de Shiva et danse sur le corps blanc de son mari qui réclame son indulgence, grimaçante, tirant la langue et montrant outrageusement ses lèvres rouges retournées comme les babines d’un animal courroucé ou les lèvres d’un sexe béant. La vocation de Kali est de faire peur, comme le temps et la mort doivent faire peur. Mais les Hindous ne sont pas si naïfs, car Kali est celle qui les emmène vers la délivrance des réincarnations, même si cela doit passer par une longue période sans morale. La déesse dont parle Dalrymple est en réalité un avatar d’une autre déesse plus large, Parashakti Kali, mais j’avoue avoir du mal à saisir la nuance.
Plongée dans une séance tourmentée de guérison chamanique. Pour un peu, on tomberait bien, nous aussi, en transe.
Le temple de Kali était brillamment éclairé par un halo de torches fuligineuses à l’odeur âcre. Pendant que le flot des fidèles y pénétrait, deux prêtres à demi nous allumèrent les dernières mèches d’un grand plateau de cierges dont les flammes tremblotaient. Les prêtres ouvrirent les portes et les pèlerins s’inclinèrent devant la statue aux nombreux bras de Kali.
J’essayais de m’approcher pour mieux la voir, à la lumière vacillante des torches. La déesse était représentée comme une hideuse vieille sorcière au visage noir barbouillé de sang, les lèvres retroussées, tirant la langue. Elle était nue et ne portait qu’une guirlande de crânes et une ceinture de têtes coupées ; un lacet de thug pendant à cette dernière.
Bientôt d’autres brahmanes à demi nus apparurent. Leur chair mouillée de sueur luisait à la lueur des lampes ; ils entonnèrent des mantras en sanskrit. Tandis qu’ils chantaient, leur chef s’assit en lotus sur le sol, et je remarquai pour la première fois les grandes bassines de cuivre disposées en rangs, dans l’ombre, aux pieds des prêtres.
Puis on introduisit les possédées : douze ou treize jeunes filles, en majorité des adolescentes, et un seul homme qui devait approcher la trentaine. On les installa en arc de cercle autour de l’autel et, durant quelques minutes, tous restèrent immobiles et silencieux pendant que les brahmanes continuaient à chanter leurs mantras. Puis le chef des prêtres fit un signe de tête aux cymbaliers, et la musique reprit.
D’abord les cymbales se contentèrent de garder le tempo des mantras, puis les joueurs de conques et de trompettes se mirent de la partie, auxquels se joignirent quatre tambourineurs qui tenaient chacun un grand tabla de bois. Bientôt les mantras furent complètement étouffés par le rythme ancestral des musiciens du temple.
Dans l’ombre, je vis le chef de la communauté asperger le sanctuaire de liquide sanglant en puisant dans les bassines avec ses mains en coupe, si bien qu’en atterrissant, le jus rouge éclaboussait les autres prêtres avant de couler dans un conduit qui l’amenait vers les racines de l’arbre du Démon.
Le rythme des tambours s’accéléra, les conques beuglèrent ; puis soudain, quelque chose de très étrange se produisit. L’une des possédées se mit à trembler, comme prise d’une forte fièvre. Ses yeux étaient ouverts, mais elle semblait complètement désorientée. À côté d’elle, les autres jeunes filles commencèrent aussi à osciller ; la transe se transmettait de l’une à l’autre telle une contagion.
— Regardez ! chuchotta Venugopal. Voyez comme notre déesse est puissante ! Elle fait danser les esprits. Bientôt peut-être vont-ils capituler.
Une jeune fille en sari bleu secouait sa longue chevelure d’avant en arrière, comme en proie à d’impossibles convulsions. Derrière elle, une femme — sans doute sa mère — tentait de s’assurer que son sari, en se déroulant, n’enfreindrait pas les règles de la pudeur indienne. De temps à autres, les mains de la jeune fille s’élevaient dans les airs, son vêtement s’entrouvrait et sa mère se précipitait pour remettre le tissu en place.
Trois autres jeunes filles se tordaient maintenant sur le sol, comme en proie à la douleur ; une quatrième tournoyaient telle une toupie en poussant des cris aigus. C’était un spectacle extraordinaire. J’avais l’impression d’avoir reculé de plusieurs millénaires et d’assister à quelque rituel druidique. Pourtant personne sauf moi ne semblait surpris et parmi les enfants qui étaient présents, deux semblaient s’ennuyer fermement. Un jouait même avec deux billes de verre, les faisant rouler d’une main à l’autre, ignorant complètement l’agitation malsaine qui régnait autour de lui.
Au bout d’environ cinq minutes — bien que cela ait paru durer plus longtemps — la musique atteignit son paroxysme. Devant le lieu saint, le chef des prêtres, las de verser la solution à pleines mains, se mit à retourner les bassines dont le liquide rouge vint clapoter autour des corps prostrés des femmes. Les tambours battaient de plus en plus vite, les cymbales s’entrechoquaient bruyamment, de plus en plus de possédées tombaient par terre en se convulsant.
Quand la dernière s’écroula, une conque émit une note grave et deux prêtres allèrent fermer les portes du sanctuaire. Les tambours se turent soudain. C’était fini.
William Dalrymple, L’âge de Kali
A la rencontre du sous-continent indien
Libretto, 1998
Photo d’en-tête © Thaths
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Mar 14, 2014 | Livres et carnets, Sur les portulans |
Quelle idée de m’être lancé là-dedans. Sur le coin d’un étal de libraire m’attendait un jour un livre à la couverture orangée, un livre portant sobrement son titre comme une allumette tendue dans la nuit africaine, comme pour baliser le chemin vers la ville plongée dans l’obscurité. Un nom ; Sébastien de Courtois. Je me suis dit que c’était encore un de ces voyageurs tout droit sortis de Neuilly qui s’est encanaillé dans les bas-fonds des cales du port de Manille ou dans les bordels de Hambourg. Mais non, enfin peut-être mais peu importe, ce qui importe c’est que le type est journaliste et a déjà écrit quelques livres sur les Chrétiens d’Orient, et là, il parle à mon cœur. Un titre ; Éloge du voyage, sur les traces d’Arthur Rimbaud. Évidemment, ça touche encore son cœur de cible, ça parle directement à l’amateur, celui qui aime le voyage autant que la poésie, alors la résistance n’opère pas longtemps et on finit par passer en caisse avec la bave aux lèvres. Comme tout bouquin qui se respecte, j’aime les laisser mûrir dans un coin de la maison, à l’abri de la lumière et de l’humidité, à une température de 14°C maximum ; on le sort ensuite au grand-jour pour le chambrer, pour lui faire atteindre gentiment la température de 16°C et c’est alors qu’on l’ouvre délicatement et c’est rare qu’on y trouve des morceaux de bouchon tombés dans la robe.
L’écriture y est barbare, rude, une écriture sans complaisance et qui parle avec la voix éraillé de ceux qui ont trop cauchemardé, tellement cauchemardé qu’ils ont crié dans leur sommeil, mais c’est une écriture pleine de poussière du désert, de cette poussière qu’on nettoie en se plongeant dans les eaux diaboliques du Golfe d’Aden, en face de Djibouti. Les boutres au repos attendent un coup de peinture sur leurs cales, une chèvre noire broute deux touffes d’herbes raidies par un soleil cuisant, et pendant ce temps, tandis que le soleil plonge derrière le continent africain, des hommes se saoulent en parlant de la grandeur passée de la France, comme s’il ne faisait pas assez chaud comme ça…
Rues de Tadjourah
Il y en a qui ne sont jamais rentrés. Ceux que l’on a oublié, incapables de renouer avec leur vie antérieure. Les transfuges. Le livre d’or de Modino en compte une belle brochette, les voyageurs de l’imaginaire, les vacanciers et les autres, les auteurs que nous connaissons, Deniau, Pratt, Guilbert et Gary, venus assister aux funérailles de la France coloniale : « Ils sont tous là, écrit Gary dans Les Trésors de la Mer Rouge, il ne manque pas un mouchoir blanc sur une nuque de légionnaire, pas un burnous rouge de spahi, pas un rire dur de ceux qu’on appelait jadis les “joyeux”… Vous les verrez tous, dans les rues de Djibouti, pour quelques secondes d’histoire, ces fantômes bien vivants surgis d’un monde évanoui. » Tous ont été ivres sur cette terrasse au soleil couchant lorsqu’il fait quarante-huit degrés en juillet.
« Je n’ai fermé que fin 1991, continue Modino, lorsque l’insurrection afar a éclaté. L’armée française est venue nous évacuer en hélicoptère. Mon bar a été pillé… »
La révolte afar a été noyée dans le whisky de Modino.
Sébastien de Courtois, Éloge du voyage, sur les traces d’Arthur Rimbaud
Editions Nil, 2013
Photos © Visages de l’Afrique de l’est
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Mar 12, 2014 | Livres et carnets |
Texte surgi du passé, qu’il faut se remémorer…
Photo © Eleleku
Siroco al campament sahraui d’Smara
Rachat des jours invertébrés…
Entré dans l’action, dans le cercle… dans l’acte même où tout est pur.
Me voici, l’ignorant, dans ces lentes années molles, bouillonnant tourmenté, me voici entré là où tout (le mouvement, l’arrêt qui n’est pas inutile, la bête immobilité sous un voile bleu, l’insipide vie entre quatre murs, les écorchures des pieds, la nourriture prise où le chameau a bu – où les femmes ont rincé leurs mains, – la barbe la plus longue, le petit fait de se raser – de ne pas –, la surveillance méticuleuse de la langue, de l’estomac, le soin aux orteils, les moustiques, les énervements quand moqué des femmes), où tout comme dans un organisme prêt la nourriture non choisie nourrit, améliore ; où tout m’est une nourriture comme jamais absorbée ; où chaque jour m’alourdit, nous alourdit. Car la joie est double. Soudés par la même volonté , la même énergie – ces multiples forces d’or me transfigurent, mon frère. Courant que, parti de notre mutuel acte de volonté, je cherche, dans une course vers le but, à maintenir et à transformer de l’encore précaire jusqu’au définitif.
Car c’est toi qu’il faut atteindre, le lieu qui, foulé, donne aux pas qui ont été vers lui une durable valeur. Toi seul confères à l’effort parce que nous pouvons imprimer notre nom dans ton sol, son autorité, son galbe définitif, le fais passer de l’informe encore à la forme, belle pour chacun. Non plus masse riche de ceci et cela – Dra, El Akhsas et mes notes – mais un nom seul qui résume, suffisant à lui-même, fait pour passer dans la bouche et l’oreille des hommes, Smara.
Michel Vieuchange,
Smara, carnets de route d’un fou du désert
Étrange texte de Michel Vieuchange, l’ange blond du désert déguisé en bédouine pour traverser les immensités de sable avec les hommes dressés sur leurs chameaux, remplissant ses carnets de notes de manière lapidaires à chaque heure du jour et de la nuit, parmi la vermine qui hante sa couche ou fiévreux en plein soleil de midi dans les vallées pierreuses. Un texte fragmenté comme autant de pierres sèches jalonnant sa route, des petites phrases parfois sans verbe, parfois juste deux mots sans sujet, texte dépersonnalisé à l’extrême malgré l’expérience personnelle forcément présente, ces quelques lignes certainement écrites dans un moment de ferveur lyrique que la solitude du désert ne peut que fortement inciter sont au beau milieu de son texte comme une borne en plein cœur de sa route. Tandis que je me sens secoué par une nouvelle envie de lire le fabuleux livre de Paul Bowles, un thé au Sahara (The Sheltering Sky), que j’ai pourtant achevé de lire au début de cette année, la lecture de Smara est faire pour durer sur la longueur, j’y remets les pieds quelques fois, parce que l’intrigue est légère, on sait que Vieuchange est en route pour Smara (سمارة), il n’est pas encore arrivé, chemine vers la cité mythique dont je ne sais encore rien – je fais durer, durer encore et je me réserve le droit à l’ignorance –, alors je prends mon temps pour faire durer le plaisir, au même titre que l’Usage du Monde de Nicolas Bouvier est un livre qui nécessite qu’on respecte d’autant plus le texte qu’on sait qu’il a été écrit de longues années après le voyage, dans la douleur extrême de l’accouchement, après que des pans entiers du manuscrit aient été jetés à la poubelle par un domestique peu scrupuleux, perdus à jamais dans les strates d’une décharge afghane.
Rachat des jours invertébrés… Quelle formule surgie du néant ! C’est le désert qui fait dire ça, et quelle idée de s’enfoncer ainsi dans le Maroc interdit, l’homme blond aux yeux bleus – vieille superstition – sous la djellaba blanche cachant des atours féminins qui n’existent pas et gardant près de lui appareil photo et carnets de notes, une petite pharmacie et quelques objets personnels. Comme de longues journées sans forme au milieu de nulle part, la pure étrangeté de l’homme dans l’écosystème le plus hostile qui soit, la plus pure incongruité au beau milieu des rochers et des scorpions. A mille lieues de Loti traversant le désert arabique avec sa cohorte de gardes qu’il rince à grand coups de pièces d’argent. Texte somptueux et décharné, météorique comme l’ont appelé certains comme Théodore Monod et Paul Claudel qui en a écrit la préface – Paul Bowles, lui, a écrit la préface du texte traduit en anglais et dit de cette épopée que c’est un « pèlerinage monstrueux au pays de Nulle Part ». Texte âpre et violent à l’extrême, autant pour celui qui l’a écrit que pour la langue elle-même. Le lecteur à son tour ne peut en sortir indemne.
Photo © Eleleku
Siroco al campament sahraui d’Smara
Photo d’en-tête © Rémi Bridot
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