Pre­mier séjour à Tigilit

Pre­mier séjour à Tigilit

Texte sur­gi du pas­sé, qu’il faut se remémorer…

Smara

Pho­to © Ele­le­ku
Siro­co al cam­pa­ment sah­raui d’Smara

Rachat des jours invertébrés…
Entré dans l’action, dans le cercle… dans l’acte même où tout est pur.
Me voi­ci, l’ignorant, dans ces lentes années molles, bouillon­nant tour­men­té, me voi­ci entré là où tout (le mou­ve­ment, l’arrêt qui n’est pas inutile, la bête immo­bi­li­té sous un voile bleu, l’insipide vie entre quatre murs, les écor­chures des pieds, la nour­ri­ture prise où le cha­meau a bu – où les femmes ont rin­cé leurs mains, – la barbe la plus longue, le petit fait de se raser – de ne pas –, la sur­veillance méti­cu­leuse de la langue, de l’estomac, le soin aux orteils, les mous­tiques, les éner­ve­ments quand moqué des femmes), où tout comme dans un orga­nisme prêt la nour­ri­ture non choi­sie nour­rit, amé­liore ; où tout m’est une nour­ri­ture comme jamais absor­bée ; où chaque jour m’alourdit, nous alour­dit. Car la joie est double. Sou­dés par la même volon­té , la même éner­gie – ces mul­tiples forces d’or me trans­fi­gurent, mon frère. Cou­rant que, par­ti de notre mutuel acte de volon­té, je cherche, dans une course vers le but, à main­te­nir et à trans­for­mer de l’encore pré­caire jusqu’au définitif.
Car c’est toi qu’il faut atteindre, le lieu qui, fou­lé, donne aux pas qui ont été vers lui une durable valeur. Toi seul confères à l’effort parce que nous pou­vons impri­mer notre nom dans ton sol, son auto­ri­té, son galbe défi­ni­tif, le fais pas­ser de l’informe encore à la forme, belle pour cha­cun. Non plus masse riche de ceci et cela – Dra, El Akh­sas et mes notes – mais un nom seul qui résume, suf­fi­sant à lui-même, fait pour pas­ser dans la bouche et l’oreille des hommes, Sma­ra.

Michel Vieu­change,
Sma­ra, car­nets de route d’un fou du désert

Étrange texte de Michel Vieu­change, l’ange blond du désert dégui­sé en bédouine pour tra­ver­ser les immen­si­tés de sable avec les hommes dres­sés sur leurs cha­meaux, rem­plis­sant ses car­nets de notes de manière lapi­daires à chaque heure du jour et de la nuit, par­mi la ver­mine qui hante sa couche ou fié­vreux en plein soleil de midi dans les val­lées pier­reuses. Un texte frag­men­té comme autant de pierres sèches jalon­nant sa route, des petites phrases par­fois sans verbe, par­fois juste deux mots sans sujet, texte déper­son­na­li­sé à l’extrême mal­gré l’expérience per­son­nelle for­cé­ment pré­sente, ces quelques lignes cer­tai­ne­ment écrites dans un moment de fer­veur lyrique que la soli­tude du désert ne peut que for­te­ment inci­ter sont au beau milieu de son texte comme une borne en plein cœur de sa route. Tan­dis que je me sens secoué par une nou­velle envie de lire le fabu­leux livre de Paul Bowles, un thé au Saha­ra (The Shel­te­ring Sky), que j’ai pour­tant ache­vé de lire au début de cette année, la lec­ture de Sma­ra est faire pour durer sur la lon­gueur, j’y remets les pieds quelques fois, parce que l’intrigue est légère, on sait que Vieu­change est en route pour Sma­ra (سمارة), il n’est pas encore arri­vé, che­mine vers la cité mythique dont je ne sais encore rien – je fais durer, durer encore et je me réserve le droit à l’ignorance –, alors je prends mon temps pour faire durer le plai­sir, au même titre que l’Usage du Monde de Nico­las Bou­vier est un livre qui néces­site qu’on res­pecte d’autant plus le texte qu’on sait qu’il a été écrit de longues années après le voyage, dans la dou­leur extrême de l’accouchement, après que des pans entiers du manus­crit aient été jetés à la pou­belle par un domes­tique peu scru­pu­leux, per­dus à jamais dans les strates d’une décharge afghane.

Rachat des jours inver­té­brés… Quelle for­mule sur­gie du néant ! C’est le désert qui fait dire ça, et quelle idée de s’enfoncer ain­si dans le Maroc inter­dit, l’homme blond aux yeux bleus – vieille super­sti­tion – sous la djel­la­ba blanche cachant des atours fémi­nins qui n’existent pas et gar­dant près de lui appa­reil pho­to et car­nets de notes, une petite phar­ma­cie et quelques objets per­son­nels. Comme de longues jour­nées sans forme au milieu de nulle part, la pure étran­ge­té de l’homme dans l’écosystème le plus hos­tile qui soit, la plus pure incon­grui­té au beau milieu des rochers et des scor­pions. A mille lieues de Loti tra­ver­sant le désert ara­bique avec sa cohorte de gardes qu’il rince à grand coups de pièces d’argent. Texte somp­tueux et déchar­né, météo­rique comme l’ont appe­lé cer­tains comme Théo­dore Monod et Paul Clau­del qui en a écrit la pré­face – Paul Bowles, lui, a écrit la pré­face du texte tra­duit en anglais et dit de cette épo­pée que c’est un « pèle­ri­nage mons­trueux au pays de Nulle Part ». Texte âpre et violent à l’extrême, autant pour celui qui l’a écrit que pour la langue elle-même. Le lec­teur à son tour ne peut en sor­tir indemne.

Smara

Pho­to © Ele­le­ku
Siro­co al cam­pa­ment sah­raui d’Smara

Pho­to d’en-tête © Rémi Bri­dot

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