Vision sombre d’un Stam­bou­liote sur sa ville

Vendeur de salep dans la lumière du matin - Vieux pont de Galata - Istanbukl - 1957

Ven­deur de salep dans la lumière du matin — Vieux pont de Gala­ta — Istan­bul — 1957

Le pho­to­graphe est l’es­clave du monde réel, et d’ailleurs c’est pour cette rai­son que je ne pho­to­gra­phie plus İst­anb­ul, parce que c’est de la merde (ou alors seule­ment si c’est une com­mande, pour prendre l’argent). J’ai assis­té à la des­truc­tion de la ville, j’ai vu le vieux cime­tière armé­nien, près de l’é­glise Notre-Dame-de-Sion, retour­né par les bull­do­zers pour éta­blir les fon­da­tions de deux hôtels, le Divan et le Hil­ton ; j’ai sui­vi les tra­vaux qui ont éven­tré la ville pour ouvrir la route de l’aé­ro­port ; en 1958, pen­dant la deuxième vague de démo­li­tion, j’ai vu d’é­normes machines, des dino­saures à moteur, écra­ser des mai­sons les unes après les autres. A cette époque, j’ai pho­to­gra­phié jour et nuit ce qu’on était en train de détruire. Avec les mai­sons, c’est un mode de vie qu’on a balayé. Quand j’é­tais enfant, les habi­tants pou­vaient être pauvres ou riches, mais il y avait des gens chics, des gens sym­pa­thiques, on sou­le­vait son cha­peau pour se saluer, main­te­nant ce ne sont plus que des pay­sans, İst­anb­ul a été conquis une seconde fois, nous sommes occu­pés par qua­torze mil­lions d’A­na­to­liens. Bien sûr, on me dit que les Otto­mans fai­saient déjà venir ce genre de pay­sans, mais ils ne les uti­li­saient que pour le métier des armes, les Stam­bou­liotes n’al­laient jamais à la guerre, ils se conten­taient sage­ment d’ap­plau­dir le départ et le retour de l’ar­mée. Il est arri­vé ce qui devait arri­ver ; les Ana­to­liens ont pris leur revanche. Aujourd’­hui, il n’y a plus un mil­liar­daire turc qui ne soit né en Ana­to­lie. C’est pour toutes ces rai­sons que je sors main­te­nant sans mon Lei­ca. D’ailleurs, il n’y a pas qu’İst­anb­ul, le monde entier s’en­lai­dit. Le béton gagne. Bien sûr que j’aime le Bos­phore, et les fumées des bateaux. Ces fumées, c’est la vie — c’est la guerre aus­si— oui, la guerre et la vie, et ces quais, c’est la porte sur un autre monde, nulle part au monde vous ne trou­ve­rez une ville où l’on change de conti­nent en cinq minutes.

Mosquée Süleymaniye Camii - Corne d'Or - Istanbul - 1962

Mos­quée Süley­ma­niye Camii — Corne d’Or — Istan­bul — 1962

Celui qui parle est un Stam­bou­liote pur jus, un pho­to­graphe émé­rite qu’on peut s’é­ton­ner d’en­tendre par­ler avec ces mots si durs à l’en­contre des Ana­to­liens et des pay­sans. Ce pho­to­graphe, c’est Ara Güler, celui que par­tout dans le monde on consi­dère comme le chantre d’Is­tan­bul, celui qui dit mieux que qui­conque au tra­vers de ses 800.000 cli­chés le pas­sé d’une ville depuis les années 50 jus­qu’à aujourd’­hui, même si, comme il le dit lui-même, il ne pho­to­gra­phie plus de la même manière parce qu’il a vu sa ville métamorphosée.
Ara Güler fait par­tie du club très fer­mé des mas­ters of Lei­ca et un très beau livre de ses pho­tos a été édi­té en 2009 aux édi­tions du Paci­fique, avec un texte admi­rable d’Orhan Pamuk. Ces mots si durs ont été recueillis par Daniel Ron­deau dans İst­anb­ul, NiL Edi­tions, 2002.
Les trois pho­tos de cet article pro­viennent du site de Mag­num.

Esplanade de la Yeni Camii - Eminönü - Istanbul - 1972

Espla­nade de la Yeni Camii — Eminönü — Istan­bul — 1972

Read more

Le Codex Chan­tilly, témoin de l’Ars Subitilior

L’Ars Sub­ti­lior, l’art le plus sub­til, est une école de musique née à la fin du Moyen-Âge, dont la prin­ci­pale carac­té­ris­tique était son extrême raf­fi­ne­ment et sa com­plexi­té ryth­mique et poly­pho­nique (Wiki­pé­dia). On trouve un superbe témoi­gnage de cet art com­plexe dans un manus­crit qui, comme son nom l’in­dique, est conser­vé dans la biblio­thèque du Châ­teau de Chan­tilly (cote MS 0564).
Le manus­crit datant lui-même du XIVe siècle est un chef‑d’œuvre d’illus­tra­tion, repro­dui­sant en des formes com­plexes l’as­pect flo­ral et tra­vaillé des com­po­si­tions d’au­teur de l’é­poque comme Baude Cor­dier, Jacob Sen­leches ou Guillaume de Machaut, per­son­nages dont on sait fina­le­ment peu de choses et dont l’exis­tence même est sujette à cau­tion. Le manus­crit tel qu’il nous est par­ve­nu est dans son inté­gra­li­té reco­pié d’a­près des ori­gi­naux aujourd’­hui dis­pa­rus, et cela par un copiste cer­tai­ne­ment Ita­lien ; le nombre de fautes dans le texte fran­çais indique que celui qui en est l’au­teur ne com­pre­nait pas ce qu’il écri­vait. L’œuvre com­prend en tout 99 chan­sons et 13 motets datant de la deuxième moi­tié du XIVe siècle. On trou­ve­ra un cata­logue détaillé sur Wiki­pe­dia.

Baude Cordier - Partition de la chanson Belle, bonne, sage - MS 564 - Codex Chantilly

Baude Cor­dier — Par­ti­tion de la chan­son Belle, bonne, sage — MS 564 — Codex Chantilly

Il n’existe à ce jour aucun fac-simile du manus­crit ori­gi­nal, ni non plus de copie numé­ri­sée, ce qui semble tout de même assez éton­nant et qui doit cer­tai­ne­ment tenir à des rai­sons édi­to­riales ou d’in­té­rêts finan­ciers. Même la page Wiki­pe­dia Com­mons a été sup­pri­mée, ce qui en dit long.

On se conten­te­ra d’é­cou­ter des évo­ca­tions de l’ars sub­ti­lior avec ces extraits.

Read more