Dans la vapeur blanche des jours sans vent (Car­net de voyage en Tur­quie – 8 août) : Arri­vée à Pata­ra, Gele­miş, Kum­luo­va, le Lêtôon

Dans la vapeur blanche des jours sans vent (Car­net de voyage en Tur­quie – 8 août) : Arri­vée à Pata­ra, Gele­miş, Kum­luo­va, le Lêtôon

Épi­sode pré­cé­dent : Dans la vapeur blanche des jours sans vent (Car­net de voyage en Tur­quie – 7 août) : Pamuk­kale, le châ­teau de coton et le mar­ty­rium de l’apôtre Phi­lippe, Hiérapolis

Bul­le­tin météo de la jour­née (mer­cre­di) :

  • 10h00 : 35.8°C / humi­di­té : 27% / vent 33 km/h
  • 14h00 : 38.9°C / humi­di­té : 19% / vent 9 km/h
  • 22h00 : 39.6°C / humi­di­té : 64% / vent 7 km/h

C’é­tait mon der­nier jour au Kaş Marin Hotel. Je quitte l’hô­tel sans vrai­ment regret­ter. Je n’é­tais pas là pour faire bron­zette, juste me poser un peu et avoir un point de chute dans les envi­rons, guère plus. L’air mafieux du patron, le per­son­nel à l’œil un peu torve, tout ceci était le cadet de mes sou­cis. Comme on m’a fait payer au début du séjour — on ne sait jamais, des fois que je me cara­pate à tra­vers la Tur­quie avec une voi­ture imma­tri­cu­lée à Izmir — je prends mon petit déjeu­ner, je file à la chambre pour enfi­ler mon maillot de bain et je retourne ran­ger ma valise pour m’é­chap­per loin de là après avoir dépo­sé la clé sur le comp­toir. J’é­vite soi­gneu­se­ment de regar­der autour de moi. Dom­mage, je n’au­rais pas lais­sé une bonne image du Fran­çais moyen, mais là, je rends la mon­naie de ma pièce.

Turquie - jour 13 - Letôon, Kumluova - 001 - Kas

Il est quand même l’heure de déjeu­ner, alors je prends la direc­tion de la ville, dans le petit res­tau­rant où j’ai pris à man­ger à empor­ter (götur­mek) avant-hier (au Lykia Café) et je suis à peine posé sous les ven­ti­la­teurs que le muez­zin com­mence à chan­ter, tan­dis que des petits chats font les imbé­ciles sous les tables. Je mange un plat d’Ev mantı (ravio­lis à la viande et à la crême) et une assiette de frites.

Je prends la route tran­quille­ment. Il n’y a qu’une tren­taine de kilo­mètres entre mes deux points de chute et je prends le temps, un peu, de regar­der le pay­sage et je tourne lorsque je vois le pan­neau mar­ron indi­quant Pata­ra. Pata­ra n’est pas une ville en soi, mais le nom que le hameau a pris en rela­tion avec le site archéo­lo­gique qui se trouve au bout de la route. Il me semble, mais je n’en suis pas cer­tain, que la petite ville est en fait la ville de Gele­miş. Ce n’est fina­le­ment qu’une route bor­dée de quelques mai­sons et d’hô­tels, quelques com­mer­çants et rien d’autre. En cher­chant au pre­mier abord l’hô­tel, je me retrouve en cinq minutes tout au bout de la ville à remon­ter de l’autre côté de la val­lée sur les hau­teurs ; là, je peux consta­ter l’é­ten­due des dégâts. On sent que Pata­ra n’est plus ce qu’elle était ; de grands hôtels désor­mais fer­més, aban­don­nés, des bâtisses immenses déser­tées et qui ne retrou­ve­ront jamais leur faste d’an­tan. (more…)

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Dans les sables du Tak­la­ma­kan, Sven Hedin

Dans les sables du Tak­la­ma­kan, Sven Hedin

Sven Hedin est un per­son­nage qui a beau­coup fait pour la décou­verte de cer­tains ter­ri­toires, comme le désert du Tak­la­ma­kan ou le Pamir que son métier de géo­graphe lui a per­mis de car­to­gra­phier avec détail. Ses explo­ra­tions ont été pour la plu­part périlleuses et la pre­mière qu’il a menée dans le désert du Tak­la­ma­kan aurait pu vrai­ment mal tour­ner et finir de manière tra­gique si lui-même et ses guides n’a­vaient pas eu la volon­té de s’en sor­tir jus­qu’au bout.

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Brus­que­ment le soleil se voi­la et dis­pa­rut dans une obs­cu­ri­té profonde.
… Une sen­sa­tion de cata­clysme immi­nent nous enve­loppe. Au loin on entend un cré­pi­te­ment ; de minute en minute il se rap­proche… Un coup de vent, puis une rafale ter­rible. Les arbres tor­dus par l’ou­ra­gan se brisent avec des cra­que­ments épou­van­tables. Pen­dant quelques ins­tants c’est un fra­cas ter­rible. En même temps, des tour­billons de pous­sière nous aveuglent nous étouffent. Fouet­té par le souffle irré­sis­tible de la tour­mente, le sable fuit sous nos pas ; on a comme une impres­sion d’engloutissement.
La tem­pête ne dure que quelques heures ; le len­de­main le ciel était cepen­dant encore tel­le­ment char­gé de pous­sière, que tout vue était mas­quée dans un faible rayon.

La seconde expé­di­tion, plus calme, n’a pas non plus été une siné­cure, car pris dans les tem­pé­ra­tures gla­ciales de la nuit déser­tique, les hommes ont quand même souf­fert de condi­tions extrêmes.

Dans cette région l’eau se ren­contre à une faible pro­fon­deur (2,40 m ; 1,81 m ; 1,67 m) ; néan­moins, le sol était gelé sur une épais­seur de 22 cm, le creu­se­ment d’un puits exige un long tra­vail. Par­tout la posi­tion de la nappe sou­ter­raine est indi­quée soit par la pré­sence d’un tama­ris ou d’un peu­plier (Popu­lus diver­si­fo­lia), soit par des traces d’hu­mi­di­té dans la couche de sable super­fi­cielle. Ici, comme dans les val­lées du Yar­kand-Daria ou de l’Oug­huen-Daria, sa sali­ni­té dimi­nue à mesure que l’on s’é­loigne du fleuve, contrai­re­ment à ce que l’on pour­rait croire.

Sven Hedin - expédition

Si l’ex­pé­di­tion de Hedin relève de l’ex­ploit et faillit tour­ner à la catas­trophe, les contacts avec les popu­la­tions sont pour le moins sur­pre­nants et relève d’un véri­table soin à ne pas rompre l’é­tat de fra­gile équi­libre dans lequel vivent des popu­la­tions éloi­gnées des centres de pouvoir.

Nous appe­lons, nous crions, aucune réponse. Les guides partent fouiller le bois dans dif­fé­rentes direc­tions ; une demi-heure après, l’un d’eux ramène un natu­rel et une femme. Sur­pris par notre arri­vée, ces pauvres gens s’é­taient enfuis, dans la crainte de mau­vais trai­te­ments. Une fois remis de leur ter­reur, ils me donnent des ren­sei­gne­ments très impor­tants. J’ap­prends ain­si que jus­qu’au point où le fleuve se perd dans les sables, la forêt est habi­tée par des ber­gers qui gardent des mou­tons appar­te­nant à des mar­chands de Keria. Chaque trou­peau compte de trois cents à deux mille têtes, et chaque pro­prié­taire a l’u­sage exclu­sif d’une zone déter­mi­née de pâtu­rage. L’ef­fec­tif de cette petite tri­bu de pas­teurs ne dépasse pas 150 individus.
Per­dus dans des forêts vierges, enve­lop­pés d’im­menses déserts, ces indi­gènes demeurent com­plè­te­ment sépa­rés du reste du monde. Jamais pour ain­si dire ils ne quittent ces bois, et à part leurs voi­sins et de loin en loin les pro­prié­taires des trou­peaux, jamais ils ne voient un être humain. Les fonc­tion­naires chi­nois ignorent même l’exis­tence de ces clans de ber­gers. Pour ne pas atti­rer sur ces pri­mi­tifs les exi­gences d’un fisc sans pitié, je me suis gar­dé à mon retour de les ren­sei­gner à cet égard.

Sven Hedin - expédition 2

La vie de Sven Hedin, si elle fut pas­sion­nante sur le plan de l’ex­plo­ra­tion et des décou­vertes géo­gra­phiques dont il est res­pon­sable, ne fut pas exem­plaire à tout point de vue. Il se com­pro­mit gra­ve­ment avec le régime nazi du Troi­sième Reich. Même s’il fit beau­coup pour évi­ter la mort à cer­tains de ses com­pa­triotes nor­vé­giens, il ne renia jamais ses affi­ni­tés pour le régime et paya cher de sa per­sonne ses erre­ments en finis­sant sa vie dans la disgrâce.

Sven Hedin, Dans les sables du Taklamakan
Édi­tions Nico­las Chau­dun, 2011

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Les nuits du Caire, Gil­bert Sinoué

Les nuits du Caire, Gil­bert Sinoué

This is Cairo....This is my hometown.

Pho­to © Mar­wa Morgan

Tout nou­vel­le­ment sor­ti dans une petite col­lec­tion chez Arthaud, le livre de Gil­bert Sinoué, Les nuits du Caire, est un vrai grand bol d’air frais. Le nar­ra­teur, un Égyp­tien chré­tien né au Caire mais qui a pas­sé sa vie en France, revient en pleine révo­lu­tion pour retrou­ver la femme qu’il a aimé qua­rante ans aupa­ra­vant dans l’es­poir de refon­der quelque chose. Sur son che­min, ceux qui ont fait la révo­lu­tion, les foules en colère, les isla­mistes qui l’en­lèvent avant de se rendre compte qu’ils ont connu son propre père… Son par­cours jus­qu’à l’ap­par­te­ment de sa bien-aimée, Myriam, sera jon­ché des ombres de son pas­sé, dans un Caire bou­le­ver­sé où il ne recon­naît plus rien.
Alors au bout du che­min, il ne reste plus rien, à part les souvenirs…

Lorsque je l’a­per­çus, ce fut comme un jaillis­se­ment de lumière, l’é­cla­te­ment d’un soleil. A un souffle de moi. Ses parents l’accompagnaient.
Elle ne pou­vait être réelle ! Cette blan­cheur ! L’é­clat de ce teint ! Ces joues de lys et de roses. Ce cou d’al­bâtre. Che­veux noirs de jais, tres­sés dans le pou­droie­ment des nuits du Caire. Lèvres ser­ties dans le rubis et le corail. Et ses yeux. Ses yeux cou­leur opale comme la mer.
Elle ne pou­vait être réelle.
Elle l’é­tait pourtant.
Et je m’embarquai dans un rêve fou.

Gil­bert Sinoué, Les nuits du Caire
Arthaud, 2003

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#occu­py­ge­zi

#occu­py­ge­zi

En sou­tien à la contes­ta­tion qui secoue ces jours-ci la Tur­quie toute entière, le Per­ro­quet Sué­dois revêt pen­dant quelques jours les cou­leurs de l’oc­cu­pa­tion, change de nom et n’hé­site pas à crier à Erdoğan : “Her gün çapul­cu deği­lim” (tous les jours, je suis un van­dale). Toutes les pho­tos viennent du Tum­blr #occu­py­ge­zi.

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Istan­bul au tra­vers des yeux d’O­rhan Pamuk

Istan­bul au tra­vers des yeux d’O­rhan Pamuk

J’ai com­men­cé Istan­bul, d’Orhan Pamuk cet été, dans l’a­vion qui m’a­me­nait à l’aé­ro­port Atatürk pour la seconde fois. Pour la seconde fois j’ar­ri­vais à Istan­bul que j’a­vais décou­vert quelques mois aupa­ra­vant. J’en ai lu une cen­taine de pages et puis j’ai lais­sé tom­ber parce que je n’é­tais pas dans de bonnes dis­po­si­tions. Et puis pour tout dire, je n’ai pas vrai­ment accro­ché car plus qu’un livre sur la ville, c’est une fresque en forme d’au­to­bio­gra­phie avec la ville en toile de fond, un sub­strat sans lequel l’au­teur ne serait pas ce qu’il est, comme un esprit fon­du dans un corps. L’un n’exis­te­rait pas sans l’autre, alors on assiste au grand désha­billage de l’au­teur stam­bou­liote, prix Nobel de lit­té­ra­ture 2006 et dont le nom signi­fie « coton », par­fois avec une cer­taine impu­deur qu’on pré­fé­re­rait peut-être ne pas connaître…

Turquie - jour 1 - Istanbul - 28 - Eminönü, Nurettin Alptogan Vapuru

Tou­jours est-il qu’à la sor­tie de ce livre, je vois la ville sous un autre angle, au tra­vers du prisme de celui qui en est une éma­na­tion pure, et qui n’a jamais pu quit­ter les quar­tiers de sa vie, Nişan­taşı et Cihan­gir. A un moment don­né, dans le pre­mier tiers de son livre, on assiste à une tirade d’une hui­taine de pages abso­lu­ment superbes, d’une jus­tesse ter­rible et pour qui ne connaît pas (encore) Istan­bul, c’est à la fois une ode et une réquisitoire…

Cepen­dant main­te­nant, je m’ef­force de par­ler non pas de la mélan­co­lie d’Is­tan­bul, mais du hüzün (qui res­semble à cette der­nière), de ce sen­ti­ment inté­rio­ri­sé avec fier­té et en même temps par­ta­gé par toute une com­mu­nau­té. Cela signi­fie avoir la capa­ci­té de voir les lieux et les moments où le sen­ti­ment lui-même se mêle à l’en­vi­ron­ne­ment qui le com­mu­nique à la ville. Je parle des fins de jour­née qui arrivent tôt, des pères qui rentrent à la mai­son un sac à la main, sous les lam­pa­daires des quar­tiers reti­rés. Je parle aus­si des bou­qui­nistes âgés qui, après une crise éco­no­mique comme il en sur­vient si fré­quem­ment, attendent le client toute la jour­née en gre­lot­tant de froid dans leur bou­tique, je parle des coif­feurs qui se plaignent que les gens après la crise se fassent moins  sou­vent raser; je parle des marins qui, un seau à la main, net­toient les vieux vapur du Bos­phore amar­rés aux embar­ca­dères déserts, un œil sur la petite télé­vi­sion en noir et blanc posée plus loin, avant de plon­ger dans le som­meil sur leur bateau; je parle des enfants qui jouent au foot­ball dans les étroites rues pavées, entre les voi­tures ; je parle des femmes en fou­lard, un sac plas­tique à la main, atten­dant sans dire un mot un auto­bus qui déci­dé­ment ne vient pas, à une sta­tion per­due ; je parle des han­gars à caïques vides des anciens Yalı, des mai­sons de thé pleines à cra­quer de chô­meurs, des proxé­nètes patients qui arpentent le trot­toir, les soirs d’é­té, avec l’es­poir de trou­ver un tou­riste, bien ivre sur la plus grande place de la ville.
Je parle des foules qui, les soirs d’hi­ver, se dépêchent pour ne pas man­quer le vapur, des femmes qui, atten­dant leur mari ne ren­trant jamais à la mai­son le soir, entrouvrent les rideaux pour jeter un coup d’œil dans la rue ; je parle des vieux à tur­ban qui vendent dans les cours des mos­quées des petits opus­cules reli­gieux, des cha­pe­lets et des onguents de pèle­rin ; je parle des entrées de dizaines de mil­liers d’im­meubles qui se res­semblent déses­pé­ré­ment toutes, des construc­tions en bois trans­for­mées en bâti­ments muni­ci­paux — à l’é­poque où ils étaient des konak dépen­dants du Palais, chaque lame de leur par­quet gémis­sait bruyam­ment au moindre pas ; des balan­çoires cas­sées dans les parcs déserts, des sirènes des vapur dans le brouillard, des murailles de la ville, héri­tées de Byzance, dans un état de décré­pi­tude avan­cé, des empla­ce­ments de mar­ché qu’on vide le soir venu, des anciens tekke, tom­bés en ruine, des dizaines de mil­liers d’im­meubles à la face déco­lo­rée par la pol­lu­tion, la rouille, la suie et la pous­sière, des mouettes qui res­tent sans bou­ger sous la pluie, per­chées sur les pon­tons rouillés cou­verts de moules et de mousse, des immenses konak cen­te­naires qui crachent par une unique che­mi­née une fluette fumée visible seule­ment les jours les plus froids de l’an­née, des foules d’hommes pêchant sur le pont de Gala­ta, des grandes salles froides des biblio­thèques, des pho­to­graphes ambu­lants, de l’o­deur de mau­vaise haleine de ces salles — qui, jadis, étaient des ciné­mas somp­tueux aux pla­fonds dorés — trans­for­mées en lieux de pro­jec­tion de films por­no où les hommes pénètrent tout hon­teux -, des ave­nues où tu ne pour­rais pas voir une seule femme après le cou­cher du soleil ; des foules agglu­ti­nées, les jours chauds et ven­tés, aux portes du quar­tier des pros­ti­tuées sous contrôle de la muni­ci­pa­li­té, des jeunes femmes qui font la queue à l’en­trée des bou­tiques où la viande est ven­due à bas prix, des lampes grillées des guir­landes lumi­neuses ten­dues entre les mina­rets les jours de fêtes reli­gieuses, des affiches murales déchi­rées et noir­cies çà et là, des rues sales de la ville qui aurait été trans­for­mée en musée si on avait été dans un pays occi­den­tal, des voi­tures amé­ri­caines fati­guées, res­ca­pées des années cin­quante et uti­li­sées comme dol­muş, qui geignent atro­ce­ment dans les rai­dillons abrupts, des foules qui rem­plissent à ras bord les auto­bus, des mos­quées dont les pla­cages et les gout­tières en plomb sont constam­ment volés, des cime­tières qui vivent, au cœur de la ville, à la manière d’un monde paral­lèle et de leurs cyprès, des lampes falotes allu­mées le soir à l’in­té­rieur des vapur en ser­vice entre Kadıköy et Karaköy, des petits enfants qui essaient de vendre un paquet de mou­choirs au moindre pas­sant, des tours à hor­loge que per­sonne ne regarde, des coups que reçoivent les enfants le soir chez eux, ain­si que des vic­toires otto­manes qu’ils lisent dans leurs livres d’his­toire, de l’at­tente crain­tive des « employés » lors des couvre-feu décré­tés fré­quem­ment sous pré­texte d’un recen­se­ment des élec­teurs, d’un dénom­bre­ment de la popu­la­tion ou d’une recherche de ter­ro­ristes, du cour­rier des lec­teurs coin­cé dans un petit coin des jour­naux — et que per­sonne ne lit — avec des phrases du genre « la cou­pole de la mos­quée de notre quar­tier, vieille de trois cent soixante-dix ans et des pous­sières, menace de s’ef­fon­drer ; que fait l’É­tat? » ; des par­ties cas­sées — chaque fois à un endroit dif­fé­rent — de cha­cune des marches d’es­ca­lier des pas­sages sou­ter­rains ou aériens situés dans les lieux les plus fré­quen­tés de la ville, de l’homme qui vend à la même place depuis qua­rante ans des cartes pos­tales d’Is­tan­bul, des men­diants qui sur­gissent devant vous du recoin le plus impro­bable et des men­diants qui eux, tou­jours dans le même recoin, vous disent chaque jour les mêmes mots, de l’o­deur forte des toi­lettes qui vous monte sou­dain aux narines dans les ave­nues popu­leuses, dans les vapur et les pas­sages, des jeunes filles qui lisent les colonnes « Güzin Abla » du jour­nal Hür­riyet, des cou­chers de soleil qui teignent en rouge oran­gé les fenêtres à Üskü­dar, de ces heures les plus mati­nales où tout le monde dort sauf les pêcheurs qui prennent la mer, des trois chats se mou­rant d’en­nui et des deux chèvres à l’in­té­rieur de cages dans cet endroit qu’on ne peut même pas qua­li­fier de zoo, au parc de Gül­hane, des chan­teurs de troi­sième caté­go­rie imi­tant dans les sor­dides clubs de nuit les stars de la pop turque et les chan­teurs amé­ri­cains, et aus­si des chan­teurs de pre­mière caté­go­rie, des élèves qui s’en­nuient à mou­rir dans les cours d’an­glais inter­mi­nables où en six ans on n’ap­prend rien d’autre que « yes » et « no », des migrants qui attendent sur le quai de Gala­ta, des belles femmes en fou­lard qui négo­cient, hon­teuses, dans les mar­chés forains, les soirs d’hi­ver — au moment où les ven­deurs com­mencent à démon­ter leurs étals et à tout replier -, tout ce qui reste : légumes, fruits, détri­tus, papiers, sacs plas­tique, sacs, boîtes, sur­plus de caisses; je parle des jeunes mères qui marchent péni­ble­ment dans la rue avec leurs trois enfants, de la vue qu’on a sur la Corne d’Or quand on regarde en direc­tion d’Eyüp, depuis le pont de Gala­ta, des ven­deurs de simit en fac­tion sur le quai, dans l’at­tente du client, per­dus dans la contem­pla­tion du pay­sage ; des sirènes de vapur qui sonnent toutes en même temps au loin, chaque année, alors que toute la ville observe res­pec­tueu­se­ment une minute de silence, avec foi, en mémoire d’A­tatürk ; des fon­taines de quar­tier cen­te­naires trans­for­mées en tas de marbre aux robi­nets arra­chés, de ces fon­taines qui demeurent à pré­sent sous le niveau de la route — à force de mettre et de remettre des couches d’as­phalte géné­reu­se­ment déver­sées sur les pavés -, alors que jadis on y mon­tait par une volée de marches, des jeunes filles qui tra­vaillent pour les salaires les plus bas de la ville, par­fois jus­qu’au matin, pour pou­voir faire face à une com­mande, sur des machines à coudre ou à bou­ton­ner à pré­sent entas­sées et coin­cées dans des appar­te­ments d’im­meubles situés dans les rues adja­centes — et où durant mon enfance, le soir, les femmes et leurs enfants des familles des classes moyennes, des doc­teurs, des avo­cats et des ensei­gnants écou­taient la radio -, je parle de l’é­tat d’u­sure et de déla­bre­ment de tout ; de la ville entière qui contem­plait, à l’ap­proche de l’au­tomne, les cigognes venues des Bal­kans, de l’Eu­rope de l’Est ou du Nord, et qui, filant vers le sud, pas­saient au-des­sus du Bos­phore et des Îles aux Princes, et je parle des foules d’hommes qui ren­traient chez eux en fumant fré­né­ti­que­ment après les matchs de l’é­quipe natio­nale qui se sol­daient tou­jours par une sévère défaite quand j’é­tais enfant.
Quand on per­çoit bien ce sen­ti­ment et les pay­sages, les endroits et les gens qui le dif­fusent à la ville, quand on a été éle­vé avec lui, à par­tir d’un cer­tain point, d’où que l’on regarde la ville, ce sen­ti­ment de hüzün acquiert une net­te­té per­cep­tible dans le pay­sage et chez les gens — un peu à la manière de cette buée qui, les froids matins d’hi­ver, alors que le soleil fait sou­dain son appa­ri­tion, com­mence à vire­vol­ter sub­ti­le­ment au-des­sus des eaux du Bosphore.

Orhan Pamuk, Istan­bul (İst­anb­ul: Hatı­ra­lar ve Şehir)
Tra­duit du turc par Savas Demi­rel, Valé­rie Gay-Aksoy et Jean-Fran­çois Pérouse
Gal­li­mard 2003, 2007 pour la tra­duc­tion française

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