Lava­bo inter inno­centes manus meas

Abbaye du Thoronet

Pho­to © Guillaume Colin et Pau­line Penot

Je lave­rai mes mains par­mi les innocents…

L’hy­giène a eu des heures labo­rieuses. Pour­tant, la règle que pro­non­ça Robert de Molesme sous le nom de règle de cis­ter­cienne (de l’abbaye de Cîteaux) impo­sa aux moines de se laver les mains avant tous les actes qui ryth­maient la vie reli­gieuse ; offices, prières, tra­vaux, repas. A cet effet, entre les par­ties com­munes et le réfec­toire se trou­vait géné­ra­le­ment le cloître qui était équi­pé d’une ins­tal­la­tion assi­mi­lable à une fon­taine, laquelle per­met­tait de se laver les mains avant les repas. Cette ins­tal­la­tion por­tait le nom de lava­bo, forme future du verbe lavare à la pre­mière per­sonne (je lave­rai) et a connu dans le monde moderne une expan­sion hygié­niste cer­taine, car en réa­li­té, et sans le savoir, ce que venait de prô­ner la règle reli­gieuse allait sau­ver une nombre impor­tant de vies humaines aux pires heures de notre his­toire, par le simple fait de se laver les mains avant de manger…

Lava­bo du monas­tère de Batha­la (Por­tu­gal)
Pho­to © Aky­nou

Read more

Trop­po natu­rale, bom­bar­da­to, dis­trut­to… L’Ins­pi­ra­tion de Saint-Mat­thieu, le tableau mau­dit de Miche­lan­ge­lo Merisi

J’a­vais déjà par­lé d’un tableau de Miche­lan­ge­lo Meri­si (Cara­vage), la Voca­tion de Saint-Mat­thieu, fai­sant par­tie d’un trip­tyque rela­tant trois moments impor­tants de la vie de Mat­thieu avec Saint-Mat­thieu et l’ange et le Mar­tyre de Saint-Mat­thieu, des­ti­né à déco­rer l’au­tel de la cha­pelle Conta­rel­li de l’église Saint-Louis-des-Fran­çais de Rome. Avant que ne vienne au jour la ver­sion que l’on peut admi­rer actuel­le­ment de l’ins­pi­ra­tion de Saint-Mat­thieu, Cara­vage avait pro­duit une toile de grande taille (232 x 183cm) repré­sen­tant l’ange gui­dant la main de Saint-Matthieu.
Bien.
Seule­ment, les choses ne sont pas aus­si simples. Il ne suf­fit pas d’a­voir le vent en poupe, d’être un peintre avec pignon sur rue et de peindre ce qui nous semble bon pour évo­quer la com­mande et res­pec­ter le cahier des charges, d’a­voir un talent incroyable et une audace de génie pour s’en sor­tir. Alors pour ten­ter de com­prendre ce qui cloche, appre­nons à regar­der ce que nous avons sous les yeux pour voir ce que nous ne voyons pas.

Nous voyons deux per­son­nages. La pre­mier, le plus impor­tant est Saint-Mat­thieu, le second est l’ange qui ins­pire l’a­pôtre pour lui dic­ter ce qui sera l’E­van­gile — par­don­nez-moi l’ex­pres­sion, mais c’est quand-même un gros mor­ceau. Étu­dions ce que nous voyons pour éven­tuel­le­ment en ana­ly­ser les pos­tures. L’homme est assis sur un curule, por­tant gau­che­ment (1) le livre sur lequel il écrit, genoux croi­sés (2), le pied ten­du vers le spec­ta­teur (3), les jambes cou­vertes de pous­sière (4), la main mal assu­rée et épaisse (5) gui­dée par celle de l’ange (6), l’air un peu — par­don­nez-moi — ahu­ri, pataud (7), genoux et coudes nus (8). Disons-le net­te­ment, nous avons ici 8 argu­ments suf­fi­sants pour réprou­ver cette œuvre d’art et l’empêcher d’être éle­vée au rang de pein­ture d’au­tel (du point de vue de l’Église, naturellement).

(1) Le fait que Mat­thieu porte le livre gau­che­ment le rend mal­adroit et indique clai­re­ment que c’est le genre d’ob­jet qu’il n’est pas habi­tué à manipuler.
(2) Les genoux croi­sés révèle une cer­taine désin­vol­ture, une « épais­seur » qui ne sied pas à un évangéliste.
(3) Ce pied ten­du peint avec un rac­cour­ci fait clai­re­ment appa­raître un débor­de­ment de la toile et pro­jette le pied en direc­tion du spec­ta­teur dans une trop grande proximité.
(4) Mat­thieu a les jambes cou­vertes de pous­sière (même si on le voit peu sur cette repro­duc­tion), comme un vul­gaire homme du peuple.
(5) Tout indique que Mat­thieu, s’il sait comp­ter au vu de son métier, a l’air d’a­voir un peu de mal à écrire…
(6) Impres­sion ren­for­cée par le fait que l’ange guide sa main au point qu’on se demande si ce n’est pas lui qui écrit avec la main de Matthieu.
(7) L’air naïf qui lui est impri­mé n’est pas à son avan­tage. C’est un peu comme s’il s’é­mer­veillait de cette écri­ture qui nait sous la plume que sa main tient, gui­dée par celle de l’ange.
(8) Genoux et coudes sont nus, ce qui n’est guère conve­nable, quand bien même Mat­thieu serait un homme simple et humble…

L’im­pres­sion don­née par la toile fait de Mat­thieu un per­son­nage beau­coup trop natu­rel, trop proche du qui­dam pour figu­rer dans une église de la sorte. Le tableau est reje­té par ses com­man­di­taires, jugé ton peu bien­séant, trop­po natu­rale… Meri­si sera obli­gé d’en conduire une autre ver­sion, beau­coup moins atta­chante, et sur­tout beau­coup plus conventionnelle.

La pre­mière ver­sion, dont il n’existe aucune repro­duc­tion en cou­leur a été por­tée dis­pa­rue, consi­dé­rée comme détruite, suite aux bom­bar­de­ments mas­sifs dont a été vic­time Ber­lin en 1945, notam­ment sur le Kai­ser Frie­drich Museum, aujourd’­hui Bode-Museum.

S’il n’a­vait pas été refu­sé, il serait aujourd’­hui en bonne place dans une église de Rome…

Read more

Le mau­vais démon qui pos­sède le livre des des­ti­nées humaines

Avant…

La magie et la pré­sence des esprits vient la plu­part du temps de toutes ces his­toires que nous n’ar­ri­vons pas à expli­quer et pour les­quelles il faut bien une expli­ca­tion, car Natu­ra abhor­ret a vacuo, la nature a hor­reur du vide, rien n’est sans rai­son, alors seuls le grand Gen­gis Khan et ceux de sa lignée peuvent accom­plir leur des­ti­née là où les autres péri­ront. Sauf si on est un géo­logue aver­ti comme l’é­tait Ossendowski…

« Pour­quoi cette région a‑t-elle atti­ré tous les puis­sants empe­reurs et les khans qui régnèrent du Paci­fique à l’A­dria­tique ? » me deman­dais-je. Et je pen­sais en moi-même que ce ne pou­vaient être ni les mon­tagnes arides, ni les val­lées cou­vertes de mélèzes et de bou­leaux, ni les vastes éten­dues sablon­neuses, ni même les lacs reti­rés et les rochers stériles.
Les grands empe­reurs, se sou­ve­nant de la vision de Gen­gis Khan, on cher­ché ici de nou­velles révé­la­tions ; ils ont atten­du que se réa­lisent les pré­dic­tions tou­chant à sa mira­cu­leuse et majes­tueuse des­ti­née, cette des­ti­née sur laquelle se sont cris­tal­li­sés les hon­neurs divins, l’o­béis­sance et la haine. Où pou­vaient-ils mieux entrer en rela­tions avec les dieux, les bons et les mau­vais esprits qu’i­ci même où ils demeurent ? La région de Zain, cou­verte de ces anciennes ruines, était un lieu prédestiné.
– Seuls peuvent faire l’as­cen­sion de cette mon­tagne ceux qui sont issus en droite lignée de Gen­gis Khan, m’ex­pli­qua le Pan­di­ta. A mi-hau­teur l’homme ordi­naire suf­foque, et s’il veut s’a­ven­tu­rer plus haut, il meurt. Il y a quelques temps, des chas­seurs mon­gols pour­sui­vaient une meute de loups sur la mon­tagne ; quand ils eurent atteint cette région, tous périrent. Sur les flancs gisent des osse­ments d’aigles, de mou­tons et de ces anti­lopes kabar­ga, qui courent légères et rapides comme le vent. C’est là qu’­ha­bite le mau­vais démon qui pos­sède le livre des des­ti­nées humaines.
Je pos­sé­dais pour ma part une réponse à ce mys­tère : dans le Cau­case occi­den­tal, j’a­vais gra­vi une mon­tagne, située entre Sou­khoum Kalé et Toup­sei, sur laquelle venaient mou­rir les loups, les aigles et les chèvres sau­vages. Les hommes y péri­raient aus­si s’ils ne tra­ver­saient cette région à che­val. Le terre en effet pro­duit de l’a­cide car­bo­nique dont les éma­na­tions détruisent toute ville ani­male. Le gaz s’at­tache au sol, for­mant une couche d’en­vi­ron cin­quante cen­ti­mètres d’é­pais­seur. Les cava­liers quand ils passent dominent cette couche ; leurs che­vaux redressent la tête, s’é­brouent et hen­nissent, car ils sentent le dan­ger. Ici au som­met de cette mon­tagne où le mau­vais démon par­court le livre de la des­ti­née humaine, c’est le même phé­no­mène qui se pro­duit. C’est lui qui explique la peur sacrée des Mon­gols et l’i­nexo­rable attrait qu’il exerce sur les des­cen­dants de Gen­gis Khan, hauts de taille, presque géants. Leurs têtes altières dominent les couches de gaz empoi­son­né, si bien qu’ils peuvent atteindre sans mal les cimes de cette ter­rible et mys­té­rieuse mon­tagne. Pour le géo­logue, il ne s’a­git que de la limite méri­dio­nale des dépôts houillers qui pro­duisent l’a­cide car­bo­nique et le gaz des marais.

Fer­dy­nand Ossen­dows­ki, Bêtes, hommes et dieux
A tra­vers la Mon­go­lie inter­dite, 1920–1921
Edi­tions Phe­bus Libretto

Read more

Un opé­ra de Vival­di, Arsil­da, regi­na di Ponto

Un très bel opé­ra en trois actes d’Anto­nio Vival­di (RV 700) com­po­sé en 1715 sur un livret de Dome­ni­co Lal­li, don­né pour la pre­mière fois au Tea­tro San Ange­lo de Venise, le 27 octobre 1716. Ici, un aria par­ti­cu­liè­re­ment émou­vant, La tiran­na avver­sa sorte, chan­té par le ténor fin­nois Topi Leh­ti­puu, sur l’al­bum Aria per tenore avec l’en­semble I Bar­ro­chis­ti diri­gé par Die­go Faso­lis (Naïve clas­sics © 2010)

Pho­to © Ste­fa­no Corso

[audio:arsilda.xol]

Le livret sur le site Libret­ti der Musik­ges­chicht­li­chen Biblio­thek des Deut­schen His­to­ri­schen Ins­ti­tuts in Rom.

 

Read more

Le livre contre le musée, du tre­mem­dum au canapé…

Lorsque j’é­tais à l’in­té­rieur du bap­tis­tère San Gio­van­ni de Flo­rence avec ses mosaïques de style byzan­tin repré­sen­tant le Christ du Juge­ment der­nier entou­ré des neuf repré­sen­tants de la hié­rar­chie céleste(1), je me suis posé une ques­tion. Mais d’a­bord, je me suis lais­sé enva­hir par la beau­té du lieu. Je pense que ce bap­tis­tère est un des lieux les plus magiques de l’his­toire de la chré­tien­té, et mal­gré ses dimen­sions beau­coup plus modestes que le Duo­mo(2) voi­sin, il n’en reste pas moins un lieu magni­fique. Ses mosaïques dorées sont bai­gnées d’une lumière irréelle et donnent au visi­teur une sen­sa­tion de majes­té écra­sante, ce qui est le lieu com­mun des œuvres sacrées. On doit s’y sen­tir petit, un tre­men­dum(3) tout puis­sant vous étrillant les entrailles… Ensuite je me suis posé une ques­tion. Je me suis dit que si je vou­lais prendre le temps de com­prendre cette his­toire, de la déchif­frer, d’en décou­vrir les sub­ti­li­tés et les sym­boles, il serait peut-être pré­fé­rable que je regarde les repro­duc­tions d’un livre, parce que ce sont deux temps dif­fé­rents chez moi. Je ne viens pas sur place pour com­prendre les mys­tères d’une fresque ou d’un tableau. Je suis là pour en res­sen­tir l’im­mé­diate pré­sence, pour me sen­tir hap­pé par l’œuvre telle que l’a conçu son auteur, l’acte intel­lec­tuel est pour plus tard, dans le second acte. Ce second acte est un acte de décom­po­si­tion de l’ins­tinct, un acte éla­bo­ré dans lequel on se ques­tionne et on ques­tionne l’œuvre dans sa rela­tion de dépen­dance à notre perception.


Flo­rence — Bap­tis­te­ry San Gio­van­ni (inter­ior) in Flo­rence

Donc, pour moi, le livre est un sup­port qui vient aider la com­pré­hen­sion. Et puis soyons hon­nête, il y a tou­jours quelque chose qui nous per­turbe quand on est sur place. Trop de monde, trop de bruit, et puis la plu­part du temps on doit cir­cu­ler, ne pas res­ter là sur place, sur­tout pas, il faut qu’il y en ait pour tout le monde. La barbe.
Cha­cune des deux actions est donc décor­ré­lée et se suf­fit à elle-même. Et jus­qu’à il y a peu, je pen­sais qu’on pou­vait faci­le­ment se pas­ser de l’un ou de l’autre. Jus­qu’à ce que j’aille voir les deux expo­si­tions Cana­let­to(4). En réa­li­té, je m’en suis sur­tout ren­du compte lorsque j’ai ouvert les deux cata­logues que j’ai ache­tés (oui, je sais, c’est cher les livres) et que je me suis aper­çu que les repro­duc­tions, mal­gré leur indé­niable qua­li­té et défi­ni­tion, n’é­taient que les reflets assez pâles de ce que je venais de voir. Et là, rien ne pou­vait venir contre­dire cela. Sur les tableaux de Cana­let­to, on peut voir les petites gouttes de pein­ture qui font les visages, les volutes flo­rales des décors des immeubles enrou­lées avec grâce, les caches que le peintre a uti­li­sé pour déli­mi­ter les à‑plats de cou­leurs, bref, tout ce qu’on ne voit pas sur la repro­duc­tion du livre.
Après, il y avait tel­le­ment de monde, notam­ment à Jac­que­mart-André, que j’ai cru que j’al­lais cra­quer et finir par écra­ser quelques pieds. Impos­sible de se plan­ter devant un tableau et d’at­tendre qu’il se révèle. Car c’est comme ça que ça fonc­tionne. Dif­fi­cile sur un livre de se lais­ser édi­fier par une œuvre monu­men­tale ou sim­ple­ment un por­trait gran­deur nature. De temps en temps, l’o­pé­ra­tion intel­lec­tuelle se fait sur place et prend l’al­lure d’une épi­pha­nie, d’une qua­si révé­la­tion. C’est ce qui m’est arri­vé devant L’es­ca­lier des Géants du Palaz­zo Ducale, un pur moment de grâce. A un moment don­né, le tableau s’est éri­gé devant moi comme s’il sor­tait de terre. Étran­ge­ment, même les plus grands tableaux de Cana­let­to peuvent être regar­dés de près, c’est ce qui fait la puis­sance de ces vedute.

L’es­ca­lier des Géants du Palaz­zo Ducale
(La Sca­la dei Gigan­ti in Palaz­zo Ducale)
1755–1756 — 174 x 136 cm

Alors je me suis deman­dé si quelque chose pou­vait rem­pla­cer l’ex­po­si­tion, l’ex­hi­bi­tion de ces œuvres réunies en un seul endroit pour extraire l’es­sence d’un style, d’un peintre, d’une époque. Je serais ten­té de dire que ça dépend. Ima­gi­nez vous face au fron­ton de l’ab­ba­tiale de Conques (déjà, il faut y aller en Avey­ron…) et pour un œil non exer­cé, ten­ter d’en décou­vrir tous les sym­boles cachés peut mettre du temps, alors que si vous êtes dans votre salon armé d’une belle repro­duc­tion, les choses peuvent vous appa­raître plus sim­ple­ment. Évi­dem­ment, se dire aus­si qu’on ne ver­ra pas tous les jours tel ou tel tableau est un encou­ra­ge­ment pour se dépla­cer aux expo­si­tions. Untel vient du musée de l’Er­mi­tage, untel des col­lec­tions pri­vées du Duc de Nor­thum­ber­land, untel des col­lec­tions du Prince de Liech­ten­stein, un car­net de note du peintre qui ne sort que pour la deuxième fois dans une expo­si­tion publique… Rien que ça invite à faire le déplacement.

Alors j’en prends mon par­ti à pré­sent. Si le temps me le per­met et si les condi­tions in situ ne sont pas trop désa­gréables, je me laisse sai­sir par l’œuvre. Sinon, je repère ce que je sou­haite appro­fon­dir et je me dis que je m’en sor­ti­rai avec la repro­duc­tion, quitte à trans­for­mer mes appar­te­ments pri­vés en biblio­thèque d’art…

Notes :
(1) Séra­phins, Ché­ru­bins, Trônes, Domi­na­tions, Auto­ri­tés, Puis­sances, Prin­ci­pau­tés, Archanges et Anges, selon la Hié­rar­chie Céleste du Pseu­do-Denys l’A­réo­pa­gite (490)
(2) San­ta Marie del Fiore (Sainte-Marie de la fleur)
(3) Sen­sa­tion du redou­table intro­duite dans la reli­gion par le pro­tes­tan­tisme, numi­neux de la psy­cha­na­lyse, notion déve­lop­pée chez Mir­céa Eliade, Le sacré et le pro­fane, Paris, Gal­li­mard, 1957.
(4) Cana­let­to à Venise, Musée Maillol, 59, rue de Gre­nelle (VIIe). Jus­qu’au 10 février 2013. 
Cana­let­to-Guar­di, Musée Jac­que­mart-André 158, bou­le­vard Hauss­mann (VIIIe). Jus­qu’au 14 jan­vier 2013.

Note de bas de page : ceci est mon 500ème billet sur ce blog

Read more