Quinze mille sept cent fois

Enlè­ve­ment de Bri­séis. Achille, sous sa tente, ayant à ses côtés Ulysse et Dio­mède,
assiste plein de cour­roux à l’enlèvement de Bri­séis par Her­mès. Chant I. 320–350. Pein­ture d’une kylix (Bri­tish Museum)

Quinze mille sept cent fois dans l’Iliade, Homère, lais­sant l’ex­pi­ra­tion empor­ter sa voix sous la dic­tée de la Muse, énonce son vers ailé sou­te­nu par les six temps forts et sou­le­vé par la mélo­die propre des mots. Quinze mille sept cent fois, Homère, dans le même sys­tème, change lors­qu’il chante. Chaque mot pos­sède sa propre manière d’en­trer dans la ronde des dac­tyles. Chaque syl­labe se place sur le temps, en oppo­si­tion, à l’at­taque, à la fin, dans le phra­sé ascen­dant de la mélo­die, ou sur la contre­pente, et s’é­tire sur sa voyelle longue, se res­serre sur la brève ; par­fois encore, se res­serre sur la brève en don­nant l’illu­sion de la longue, ou en mar­chant à rebours de toutes les règles, parce qu’au­cune langue ne se laisse réduire à un sché­ma, et la langue d’Ho­mère encore moins que celle de ses imitateurs.
Dire le grec ancien avec la quan­ti­té des voyelles, le jeu ryth­mique des syl­labes, la mélo­die de l’in­to­na­tion, une échelle har­mo­nique, les silences, où la parole reten­tit et se recharge, pro­cure les plus grandes joies, parce qu’on y suit le dérou­tant Homère, qui s’emploie à sur­prendre son monde. Homère assemble — ce serait même l’é­ty­mo­lo­gie de son nom —, et ce fils du fleuve — Mélé­si­gé­nès, « fils du fleuve Mélès », d’a­près les vies anciennes — se contre­dit dans son per­pé­tuel devenir !

Phi­lippe Brunet
tra­duc­teur de l’I­liade — 2010 Seuil

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