Écriture de poussière — غبار
Dans les collections permanentes de l’Institut du monde arabe se trouve un objet tout à fait extraordinaire. De loin, on croirait un tissu fin, une sorte d’étole décorative sur laquelle sont dessinées des lettres avec une grâce subtile. En se rapprochant, on s’aperçoit vite que des mots sont enchâssés dans des cartouches. On apprend que ces mots sont les chapitres des sourates du Coran. En s’approchant jusqu’à avoir le nez collé sur la vitre qui le protège, on peut lire les textes des sourates à l’intérieur de ce qu’on prenait pour les motifs abstraits reproduits tout au long du rouleau, une écriture tellement petite qu’on ne peut la déchiffrer qu’à quelques centimètres, une micrographie surprenante de régularité et s’intégrant parfaitement aux motifs non-figuratifs. Un travail de titan répété sur 6,5 mètres, sur un rouleau d’à peine douze centimètres de large, un travail d’une élégance étourdissante…
L’origine de cette écriture est détaillée par Annie Vernay-Nouri dans un texte sur les manuscrits arabes calligraphiés.
L’utilisation des figures en micrographie peut être replacée dans le cadre d’une culture où l’écriture et sa réalisation artistique, la calligraphie, ont occupé une place fondamentale dans l’art. Instrument de matérialisation de la parole divine, l’écriture arabe a été dès sa naissance à la recherche d’un véritable accomplissement esthétique et décoratif. L’énonciation de règles de formation des lettres par Ibn Muqla et la formalisation en six styles classiques a correspondu à la volonté de normaliser des pratiques existantes et de codifier des écritures parfois mal définies. L’écriture ghubârî (de l’arabe ghubâr, qui signifie poussière) ne constitue pas à proprement parler un style spécifique mais désigne tout type d’écriture minuscule dont la taille varie entre 1,3 et 3 mm. Elle peut s’employer avec tous les genres d’écriture mais était surtout utilisée avec le naskhî et le riqâ’. Selon Shihâb al-Dîn al-Qalqashandî, mort en 821/1418, secrétaire de chancellerie sous les Mamluks et auteur d’un manuel de chancellerie al-Subh al‑a‘shâ fî Sinâ‘at alinshâ’, le ghubârî était à l’origine destiné aux messages urgents qu’on attachait à l’aile des pigeons.
En dehors de cette fonction réservée à la poste (barîd), cette écriture était surtout utilisée pour les petits corans, en forme de codex ou en rouleaux, ainsi qu’aux écrits à caractère talismanique. La confection de rouleaux, dont on a de nombreux exemples, est attestée dès les périodes mamluke et ilkhanide, mais elle leur est certainement antérieure et resta vivante en Iran et en Turquie au moins jusqu’au XIXe siècle. On y recopiait des versets coraniques connus pour leur pouvoir protecteur, comme le verset du trône dans la sourate al-Baqâra (II, 255). Dans deux rouleaux conservés à la BNF, (Arabe 571 et 5102) les versets se déploient en un large thuluth dans lequel s’inscrit en caractères minuscules le texte coranique ou bien à l’inverse, les mots se détachent en blanc, sur un fonds rempli d’écriture. Ce caractère magique et protecteur de l’écriture est aussi présent dans les corans de format miniature (parfois octogonal) destinés à être glissés dans les vêtements. De la même manière, on copiait vers et dessins prophylactiques sur les chemises talismaniques qu’on portait à même la peau sous les armures pour se protéger au combat.
L’emploi de cette écriture a perduré dans des compositions calligraphiques exécutées principalement en Turquie (Safwat, 1996) au XIXe siècle, où des maîtres comme Mehmet Nuri Sivasi se sont illustrés. Un autre usage plus anecdotique existe encore en Afghanistan : c’est celui de graver sur des œufs ou des grains de riz l’une des sourates les plus courtes du Coran.
Marges, gloses et décor dans une série de manuscrits arabes.
Annie Vernay-Nouri, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée