Lettres d’Amarna
Des récents événements partis d’Égypte me remontent des envies de voyage. Les livres s’étalent sur la table, les cartes sont à nouveau dépliées, je compulse les guides dans tous les sens, de manière frénétique. Évidemment, d’ici à ce que la situation redevienne stable, il va se passer du temps, de quoi préparer un voyage certainement, mais ma soif de partir est la plus forte et devient presque irrationnelle. Elie Faure, l’historien de l’art, fait partie de ces instants, et je ressors des notes prises au hasard de ce voyage littéraire qu’il m’offrit l’année dernière, que j’avais dignement appelé Lettres d’Amarna… Tell el-Amarna, capitale mythique des époux dissidents Akhenaton et Nefertiti (dont le superbe buste de Berlin fit la renommée)…
Elie Faure revient dans sa préface sur le peu de place qu’occupe l’art égyptien dans son “histoire de l’art”, il nous explique que s’il en a finalement si peu à dire, c’est que celui-ci ne fait absolument montre d’aucune espère de fantaisie…
Je rougis presque d’avoir consacré plusieurs chapitres à l’art grec, ou italien, ou français, alors que l’Égypte tient dans un seul, et non point le plus long de tous. Mais, à la réflexion, il me semble qu’il ne pouvait en être autrement. L’art égyptien est si hautain, si hermétique, si fermé de toutes parts, si profondément solitaire, si décidé à se suffire à lui-même, n’accueillant jamais le détail pittoresque, l’anecdote, l’accident, ne soupçonnant même pas qu’il puisse émouvoir, il est aussi, avec cela, dans sa simplicité ardente, si humain, que je trouve aussi difficile d’épiloguer sur n’importe laquelle de ses réalisations que sur ses Pyramides par exemple, alors qu’il est impossible de ne pas expliquer longuement les formes figurées dont le drame et le mouvement sont le prétexte essentiel. (p77)
Malgré ses couleurs vives, ses polychromies élancées, sa rigueur religieuse l’a enserré dans griffes et l’a au bout du compte tué. Le sphinx prend sur lui la métaphore de cet oubli…
Elle s’est enfoncée sans un cri dans le sable, qui a repris tour à tour ses pieds, ses genoux, ses reins, ses flancs, mais que sa poitrine et son front dépassent. (p79)
Plus que tout autre, l’art égyptien est un art dédié à la mort et non à la vie ou à la renaissance.
L’art égyptien est religieux et funéraire. Il est parti de la folie collective la plus étrange de l’histoire. (p85)
Dans une société sans fantaisie, Faure nous explique le rôle de l’artiste, celui qui sublima l’Égypte par ses réalisations. Il n’était qu’un pion, un soldat dans une armée sans nom…
L’artiste égyptien est un ouvrier, un esclave qui travaille sous le bâton, comme les autres. Il n’est pas initié au sens mystique. Nous savons mille noms de rois, de prêtres, de chefs de guerre et de villes, nous n’en savons un de ceux qui ont exprimé la vraie pensée de l’Égypte, celle qui vit toujours dans la pierre des tombeaux. L’art était la voix anonyme, la voix muette de la foule broyée et regardant au-delà d’elle l’esprit et l’espoir tressaillir. Soulevé par un sentiment irrésistible de la vie auquel il était interdit de se déployer en surface, il le laissait, dans toute sa foi comprimée, brûler en profondeur. (p93)
Et au milieu de cette armée, celui qui transfigure la personne de Pharaon doit pousser l’abnégation jusqu’à n’être rien pour donner autant d’émotion. Aucun nom d’artiste égyptien n’est arrivé jusqu’à nous. On dit pourtant que le mot Égypte vient des deux noms de dieux Geb (la terre) et Ptah (dieu des arts), Égypte, terre des artistes sans nom…
L’art égyptien est peut-être le plus impersonnel qui soit. L’artiste s’efface. Mais il a de la vie un sens si intérieur, si directement ému, si limpide, que tout ce qu’il décrit d’elle semble être défini par elle, sortir du geste naturel et de l’attitude exacte dont on ne voit plus la laideur. (p101)
Pour remettre les choses dans l’ordre, Faure insiste également sur le fait que notre vision de cette époque s’étend de manière linéaire alors que son expansion prend ses marques sur une période immense. C’est d’ailleurs très certainement la raison pour laquelle cette civilisation n’a pas su évoluer, enfermée dans son art et sa représentation de la mort…
L’Égypte est si loin de nous qu’elle parait toute au même plan. On oublie qu’il y a quinze ou vingt siècles — l’âge du christianisme — entre le Scribe accroupi et la grande époque classique, vingt-cinq ou trente siècles, cinquante peut-être, — deux fois le temps qui nous sépare de Périclès et de Phidias — entre les Pyramides et l’école saïte, la dernière manifestation de l’idéal égyptien. (p110)
Tous les extraits sont issus de Elie Faure, Histoire de l’art, t.1
(Folio Essais, imprimé en 1988)
Les photos ont toutes été prises au département des antiquités égyptiennes du musée du Louvre, le 1er avril 2007.