Retour­ner à Cabourg et lire Proust

C’est une petite ville comme ça posée sur une plage au bord de la France, dans l’hi­ver sombre d’un automne fati­gué. C’est une petite ville à la splen­deur pas­sée où l’on sent le flot­te­ment d’une cer­taine noblesse déca­tie, et qui, dans un inter­valle de temps révo­lu a dû connaître la déser­tion, l’a­ban­don, période désor­mais terminée.
Cabourg, c’est une longue pro­me­nade sur des briques posées en quin­conce, les planches, c’est bon pour Deau­ville et ses cabines de bain. Un peu plus loin c’est Trou­ville, avec son drôle de nom et ses petites rues dis­crètes, l’hô­tel Saint-James, Rue de la Plage, avec ses des­sus de lit bro­dés et ses bai­gnoires aux pieds de lion. Au bout de la Rue des Bains, Houl­gate et son mini-golf sur lequel je lor­gnais depuis les larges baies vitrées de la location.
Cabourg c’est une ville un peu désuète mais qui a le charme et le carac­tère de ces endroits qu’on aime à tous les coups, sans réel­le­ment savoir pour­quoi. La café Has­tings, les jar­dins du Casi­no, la pro­me­nade Mar­cel Proust évi­dem­ment et le Grand Hôtel de Balbec.
Avant tout, ce que j’ai en moi de Cabourg, ce n’est même pas Cabourg, mais le long de ces plages immenses au sable fin, bat­tues par l’eau froide de la Manche un peu plus vers l’ouest, au bout de la rue Mal­hène, et face à Brigh­ton, la petite plage du Home ; un nom anglais au bord de la Nor­man­die, le sou­ve­nir des soi­rées pas­sées à arpen­ter le che­min où l’on sent l’o­deur des plantes des dunes et sur­tout la plage à perte de vue vers le Havre, la baie de Seine et le Cotentin.
La dou­ceur de vivre, les années douces, Mar­cel Proust dans son ensemble assis sur le bord de l’é­ta­gère me regarde effron­té­ment, je te lorgne mon petit avec ta mous­tache tom­bante et tes joues roses.
Lais­sez-moi retour­ner à Cabourg et lire Proust n’im­porte où.

Pho­to © Ol.v!er [H2vPk] et Mateoone

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La per­sonne la plus soli­taire sur et en dehors de la planète

La lune, les USA, la mis­sion Apol­lo, les astro­nautes, l’es­pace ; autant de sujets aux­quels je ne me suis jamais de près ou de loin inté­res­sé. Pour­tant cet été, à la librai­rie des Per­tuis, mon œil a été atti­ré par un cou­ver­ture pour le moins ori­gi­nale, et sans le savoir, j’al­lais ver­ser dans une aven­ture qui me dépasse com­plè­te­ment et qui eut lieu cinq ans avant que je ne vienne au monde. J’ai décou­vert le livre de Johan Hars­tad, Buzz Aldrin, où es-tu donc pas­sé ? et atti­ré par le petit per­son­nage en pâte à mode­ler, j’ai pour­sui­vi en lisant la qua­trième de couv’ et j’ai fini par ache­ter le livre.

buzz aldrin johan harstad

Quelques jours plus tard, à la librai­rie Gwa­larn — mes vacances res­semblent fina­le­ment à une pèle­ri­nage dans les librai­ries de France —, je tombe sur un livre de Nor­man Mai­ler, le chant du bour­reau, plus de 1100 pages, un pavé énorme, peu digeste tan­dis que le soleil res­plen­dit dehors. Je le repose et trouve un peu plus loin un autre livre de Mai­ler, Bivouac sur la lune, je lis la qua­trième de couv’ et je suis conquis. J’a­chète le livre. Ce n’est qu’une fois chez moi que je com­prends pour­quoi les deux cou­ver­tures m’ont titillées.

bivouac sur la lune

Pour­quoi deux mai­sons d’é­di­tion ont-elles uti­li­sé la même image (à peu de choses près) ? Un mys­tère aus­si pro­fond pour moi que ceux de la lune. Alors je me plonge dans le livre de Mai­ler, auteur mythique dont j’ai sou­vent confon­du le nom avec celui de Hen­ry Mil­ler, et d’Arthur Mil­ler aus­si, et que je m’é­tais pro­mis de lire un jour. Je découvre tout, le Cap­com, Hous­ton, Neil Arm­strong, Buzz Aldrin et Michael Col­lins (je ne connais­sais même pas ce nom), Apol­lo XI (il y a en a eu d’autres avant, mais d’autres après éga­le­ment), Saturn V, le LM
Je découvre des uni­vers, un pas­sé pas si loin­tain, 40 ans der­rière et j’exulte face à l’é­cri­ture que je qua­li­fie­rais de vol­ca­nique de Mai­ler ; riche, abon­dante, colo­rée, cha­leu­reuse. Devant mon igno­rance, je cherche à savoir à quoi res­semblent les deux hommes qui ont mar­ché sur la lune et le troi­sième homme, celui dont on dira « la per­sonne la plus soli­taire sur et en dehors de la pla­nète » — quand le module de com­mande volait au-des­sus de la face oppo­sée de la Lune, il était à au moins 3 200 kilo­mètres de ses col­lègues astro­nautes, et à plus de 350 000 kilo­mètres du reste de la popu­la­tion ter­restre. (Wiki­pe­dia) Je trouve ces deux photographies.

armstrong aldrin collins 1

En com­bi­nai­son spa­tiale légère (la ver­sion lourde pèse 82 kg), les trois hommes ont cha­cun une expres­sion dif­fé­rente et sur ce cli­ché comme sur l’autre, Arm­strong (le Arm­strong, le com­man­dant de l’é­quipe) a l’air par­fai­te­ment abru­ti (c’est mon res­sen­ti immé­diat), un bon gars du Middle West, gen­til, mais pas très finaud. Aldrin, lui, c’est l’ef­fa­ce­ment, la chambre sté­rile, rien ne passe, rien ne trans­pire. Col­lins, lui, est debout. Pour­tant, c’est le troi­sième homme, on le croi­rait le plus impor­tant de la mis­sion, il tient son casque à deux mains et a l’air péné­tré, sin­cère. C’est ma pre­mière opinion.

armstrong aldrin collins 2

Même pho­to, pas de casques, les mains pen­dant mol­le­ment sur les cuisses comme d’en­com­brants appen­dices, je trouve ça fas­ci­nant. Col­lins, lui, sait poser avec ces mains, qu’il a jointes. Arm­strong me fait pen­ser à un cra­paud. Le regard d’Al­drin a dévié de quelques degrés, sinon c’est le même.

Immé­dia­te­ment, je me prends d’af­fec­tion pour Col­lins qui m’a l’air d’être un type sym­pa. Je fais bien, je suis par­ti pour les suivre pen­dant plus de 600 pages. Sur cette pho­to encore, on voit les trois hommes enca­drant l’autre abru­ti. Col­lins à gauche, W., Arm­strong puis Aldrin (chi­rur­gie esthé­tique ?). Col­lins n’est plus au milieu, for­cé­ment, mais à gauche et même là, c’est lui qui a la sil­houette la plus har­mo­nieuse, le cos­tume le mieux taillé, le plus beau main­tien et comme par un fait du hasard, il est nim­bé d’un halo de lumière pro­ve­nant de la fenêtre der­rière lui. Je revien­drai sur l’œuvre elle-même, mais à pré­sent, je m’in­té­resse à Col­lins, dont le des­tin aura été quelque peu frustrant.

Ça ne devait pas être facile d’a­voir atten­du si long­temps pour si peu. Mais Col­lins réagit en sou­riant et dit : « Ma femme et mes enfants ont signé une décla­ra­tion d’a­près laquelle ils ne sont pas por­teurs de germes et… en effet ce sera le der­nier week-end que nous pas­se­rons chez nous avec nos familles. » Ce n’é­tait pas une plai­san­te­rie à se rou­ler par terre, mais la confé­rence de presse n’a­vait guère été amu­sante non plus et on vit les visages s’é­clai­rer par­mi les jour­na­listes, ils se mirent à rire. Col­lins, prompt à ne pas vexer l’homme qui avait posé la ques­tion, ajou­ta alors : « Sérieu­se­ment, on ne prend aucune pré­cau­tion particulière.»
Il s’ex­pri­mait avec aisance. On sen­tait par­fai­te­ment que des trois, c’é­tait le seul avec qui on pou­vait prendre un verre agréa­ble­ment. Comme la pos­si­bi­li­té de prendre un verre avec le sujet de votre repor­tage est tout aus­si impor­tant pour un jour­na­liste que le poids de son mar­teau pour un char­pen­tier, un sen­ti­ment de conster­na­tion tra­ver­sa les jour­na­listes ras­sem­blés : pour­quoi la NASA n’a­vait-elle pas eu suf­fi­sam­ment le sens des rela­tions publiques pour en char­ger Col­lins ? Quelle joie ç’au­rait été de cou­vrir cet alu­nis­sage avec un homme qui donne des chiffres pré­cis, au lieu d’être obli­gé d’a­voir à faire à Arm­strong qui lâchait des mots à peu près aus­si volon­tiers qu’un limier se laisse arra­cher un quar­tier de viande d’entre les dents. Col­lins aurait été par­fait. Outre son air, son aisance évi­dente en face d’un mar­ti­ni, il avait la svel­tesse, le front chauve et les traits sans com­pli­ca­tion d’un boxeur de col­lège, d’un joueur de base-ball ou d’un demi de mêlée. […] Le regar­der, l’en­tendre, c’é­tait déjà de la copie, et Arm­strong avait l’air triste et esseu­lé d’un cou­reur de cross-coun­try. Bien sûr, puis­qu’il avait éga­le­ment l’air fur­tif et réser­vé d’un homme dont, peut-être, on ne lira jamais les pen­sées — quelle béné­dic­tion pour la presse ! — on pou­vait, si on se repré­sen­tait Arm­strong comme un ath­lète, l’i­ma­gi­ner jouer troi­sième ligne. Il pour­rait ain­si, avec son main­tien fur­tif et réser­vé, être dif­fi­cile à suivre dans les passes.
L’in­té­rêt de l’his­toire cepen­dant rési­dait dans les deux hommes qui allaient se poser sur la Lune — il ne pou­vait rési­der nulle part ailleurs — mais comme Col­lins avec quelques sou­rires et une remarque ou deux était deve­nu le favo­ri de la presse,vers la fin de l’in­ter­view on lui posa une ques­tion, puis une autre. Enfin la vraie ques­tion arriva.
« Colo­nel Col­lins, pour des gens qui ne sont pas des astro­nautes, vous sem­blez avoir la tâche la plus ingrate de toute la mis­sion en n’al­lant pas jus­qu’au bout. Qu’est ce que vous en pen­sez ? » La contra­dic­tion impli­cite dans le fait d’être un astro­naute était pré­ci­sé­ment là, comme piquée sur une bro­chette. S’ils étaient des astro­nautes, ils étaient des hommes qui tra­vaillaient pour l’é­quipe, mais aucun homme ne deve­nait astro­naute s’il n’é­tait pas assez excep­tion­nel pour nour­rir par­fois le soup­çon qu’il pour­rait bien être le meilleur de tous. Per­sonne ne gagne au hand­ball s’il n’est déter­mi­né à l’emporter.

Mai­ler décrit Arm­strong comme un type très intel­li­gent, dont la vie est toute entière tour­née vers le vol, mais aus­si gai que la sur­face alu­mi­ni­sée d’un casque lunaire. Aldrin, lui, c’est le céré­bral, l’homme-machine, le ratio­na­liste, la cal­cu­la­trice de poche encom­brante, pres­by­té­rien, mys­tique, obs­cur, contra­dic­toire et sans grande fan­tai­sie. Michael Col­lins lui, appa­rait comme le type sym­pa qui balance quelques bons mots dans les confé­rence de presse chiantes comme la pluie, pen­dant les­quelles Arm­strong est mono­po­li­sé par les ques­tions, dont les réponses sont entre­cou­pées de silences astro­no­miques et de para­sites comme au milieu d’une conver­sa­tion avec Capcom.
Mai­ler nous pré­sente Col­lins comme l’homme fort de la mis­sion, der­rière l’in­gra­ti­tude de sa position.

Mais c’est Col­lins qui s’est char­gé des trois quarts des com­mu­ni­ca­tions avec la Terre. Le module de com­mande c’é­tait son fief. S’il ne devait pas se poser sur la Lune, c’é­tait quand même lui qui pilo­tait le module. Alors qu’Arm­strong était le com­man­dant et tech­ni­que­ment son supé­rieur, il avait exer­cé très dis­crè­te­ment son auto­ri­té. C’é­tait Col­lins qui avait assu­ré le contact avec le Cap­com, Col­lins qui fai­sait les plai­san­te­ries, échan­geait les repar­ties, mani­fes­tait son inquié­tude à pro­pos de l’é­qui­pe­ment, récla­mait de nou­veaux chan­ge­ments, pro­po­sait des com­pa­rai­sons pour ce qui tou­chait au ménage d’A­pol­lo XI, fai­sait des com­men­taires sur la qua­li­té de la nour­ri­ture et se pré­oc­cu­pait de chaque détail. Il était comme un acteur qui a toutes les pre­mières scènes de la pièce et qui pour­tant est condam­né dans son rôle, car il n’est pas dans les grandes scènes à venir et elles seront si grandes que ses scènes à lui seront néces­sai­re­ment noyées dans leur sillage : un acteur ambi­tieux dans de telles cir­cons­tances tra­vaille plus dur, comme si les émo­tions accu­mu­lées  par sa pré­sence ris­quaient de faire intru­sion dans les résultats.
Mais Arm­strong était res­té pra­ti­que­ment muet. Bien décrit par la presse qui sou­li­gnait ses silences, son air esseu­lé, son désir d’a­voir la paix, Arm­strong don­nait l’im­pres­sion d’at­ti­rer le silence autour de lui, même dans le module de com­mande, où il regar­dait par son hublot durant des heures, ou pen­dant les minutes qui allaient faire des heures dans les pauses entre les diverses cor­vées du long voyage vers la Lune.

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Cette pho­to réta­blit un peu tout ce que j’ai pu dire sur les trois hommes, lisse leur visage, et leur répu­ta­tion… Pour l’a­nec­dote, c’est Michael Col­lins qui a des­si­né le logo de la mis­sion.

Mai­ler, qui était ingé­nieur en aéro­nau­tique a réus­si le pari de me pas­sion­ner pour un sujet qui en appa­rence n’a­vait vrai­ment rien de sédui­sant pour moi. Et pour­tant, je me suis retrou­vé com­plè­te­ment immer­gé dans cette folle équi­pée, qu’elle soit un mythe ou non ; la déme­sure des moyens suf­fit à elle seule à captiver.

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Nadav Kan­der, au bord du monde

Les pho­tos de Nadav Kan­der sont un réel choc ; pas tant par sa tech­nique mais par les his­toires qu’il raconte. A contre-cou­rant d’un Ste­phen Shore ou de l’Ecole de Düs­sel­dorf que l’on peut par­fois consi­dé­rer comme des pay­sa­gistes (sans conno­ta­tion néga­tive), Kan­der parle de pay­sages au cœur duquel vivent les hommes et dans les­quels on les voit habi­ter les lieux, même si ce qui est repré­sen­té est à l’o­rée de l’ère post-indus­trielle, for­cé­ment déshumanisant.
Notam­ment dans sa série Yangtze, on a l’im­pres­sion d’une Chine qui vend son âme sur l’au­tel de la tech­no­lo­gie, du gigan­tisme et de l’in­dus­tria­li­sa­tion, des pay­sages de soli­tude dans les­quels mal­gré les cadrages larges, on y trouve des humains à l’é­troit, ou mal placées.
God’s coun­try est une série énig­ma­tique et étrange, qui parle du désert amé­ri­cain et de sa soli­tude encore une fois.
Il y a tou­jours plus ou moins quel­qu’un dans ses pho­to­gra­phies, mais loin d’être un sou­hait d’a­ni­ma­tion de ces images, c’est tou­jours pour rap­pe­ler — car même lors­qu’il n’y a per­sonne, la pré­sence humaine est évo­quée — que ce sont his­toires de gens que racontent les lieux de désertion.

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