La per­sonne la plus soli­taire sur et en dehors de la planète

La lune, les USA, la mis­sion Apol­lo, les astro­nautes, l’es­pace ; autant de sujets aux­quels je ne me suis jamais de près ou de loin inté­res­sé. Pour­tant cet été, à la librai­rie des Per­tuis, mon œil a été atti­ré par un cou­ver­ture pour le moins ori­gi­nale, et sans le savoir, j’al­lais ver­ser dans une aven­ture qui me dépasse com­plè­te­ment et qui eut lieu cinq ans avant que je ne vienne au monde. J’ai décou­vert le livre de Johan Hars­tad, Buzz Aldrin, où es-tu donc pas­sé ? et atti­ré par le petit per­son­nage en pâte à mode­ler, j’ai pour­sui­vi en lisant la qua­trième de couv’ et j’ai fini par ache­ter le livre.

buzz aldrin johan harstad

Quelques jours plus tard, à la librai­rie Gwa­larn — mes vacances res­semblent fina­le­ment à une pèle­ri­nage dans les librai­ries de France —, je tombe sur un livre de Nor­man Mai­ler, le chant du bour­reau, plus de 1100 pages, un pavé énorme, peu digeste tan­dis que le soleil res­plen­dit dehors. Je le repose et trouve un peu plus loin un autre livre de Mai­ler, Bivouac sur la lune, je lis la qua­trième de couv’ et je suis conquis. J’a­chète le livre. Ce n’est qu’une fois chez moi que je com­prends pour­quoi les deux cou­ver­tures m’ont titillées.

bivouac sur la lune

Pour­quoi deux mai­sons d’é­di­tion ont-elles uti­li­sé la même image (à peu de choses près) ? Un mys­tère aus­si pro­fond pour moi que ceux de la lune. Alors je me plonge dans le livre de Mai­ler, auteur mythique dont j’ai sou­vent confon­du le nom avec celui de Hen­ry Mil­ler, et d’Arthur Mil­ler aus­si, et que je m’é­tais pro­mis de lire un jour. Je découvre tout, le Cap­com, Hous­ton, Neil Arm­strong, Buzz Aldrin et Michael Col­lins (je ne connais­sais même pas ce nom), Apol­lo XI (il y a en a eu d’autres avant, mais d’autres après éga­le­ment), Saturn V, le LM
Je découvre des uni­vers, un pas­sé pas si loin­tain, 40 ans der­rière et j’exulte face à l’é­cri­ture que je qua­li­fie­rais de vol­ca­nique de Mai­ler ; riche, abon­dante, colo­rée, cha­leu­reuse. Devant mon igno­rance, je cherche à savoir à quoi res­semblent les deux hommes qui ont mar­ché sur la lune et le troi­sième homme, celui dont on dira « la per­sonne la plus soli­taire sur et en dehors de la pla­nète » — quand le module de com­mande volait au-des­sus de la face oppo­sée de la Lune, il était à au moins 3 200 kilo­mètres de ses col­lègues astro­nautes, et à plus de 350 000 kilo­mètres du reste de la popu­la­tion ter­restre. (Wiki­pe­dia) Je trouve ces deux photographies.

armstrong aldrin collins 1

En com­bi­nai­son spa­tiale légère (la ver­sion lourde pèse 82 kg), les trois hommes ont cha­cun une expres­sion dif­fé­rente et sur ce cli­ché comme sur l’autre, Arm­strong (le Arm­strong, le com­man­dant de l’é­quipe) a l’air par­fai­te­ment abru­ti (c’est mon res­sen­ti immé­diat), un bon gars du Middle West, gen­til, mais pas très finaud. Aldrin, lui, c’est l’ef­fa­ce­ment, la chambre sté­rile, rien ne passe, rien ne trans­pire. Col­lins, lui, est debout. Pour­tant, c’est le troi­sième homme, on le croi­rait le plus impor­tant de la mis­sion, il tient son casque à deux mains et a l’air péné­tré, sin­cère. C’est ma pre­mière opinion.

armstrong aldrin collins 2

Même pho­to, pas de casques, les mains pen­dant mol­le­ment sur les cuisses comme d’en­com­brants appen­dices, je trouve ça fas­ci­nant. Col­lins, lui, sait poser avec ces mains, qu’il a jointes. Arm­strong me fait pen­ser à un cra­paud. Le regard d’Al­drin a dévié de quelques degrés, sinon c’est le même.

Immé­dia­te­ment, je me prends d’af­fec­tion pour Col­lins qui m’a l’air d’être un type sym­pa. Je fais bien, je suis par­ti pour les suivre pen­dant plus de 600 pages. Sur cette pho­to encore, on voit les trois hommes enca­drant l’autre abru­ti. Col­lins à gauche, W., Arm­strong puis Aldrin (chi­rur­gie esthé­tique ?). Col­lins n’est plus au milieu, for­cé­ment, mais à gauche et même là, c’est lui qui a la sil­houette la plus har­mo­nieuse, le cos­tume le mieux taillé, le plus beau main­tien et comme par un fait du hasard, il est nim­bé d’un halo de lumière pro­ve­nant de la fenêtre der­rière lui. Je revien­drai sur l’œuvre elle-même, mais à pré­sent, je m’in­té­resse à Col­lins, dont le des­tin aura été quelque peu frustrant.

Ça ne devait pas être facile d’a­voir atten­du si long­temps pour si peu. Mais Col­lins réagit en sou­riant et dit : « Ma femme et mes enfants ont signé une décla­ra­tion d’a­près laquelle ils ne sont pas por­teurs de germes et… en effet ce sera le der­nier week-end que nous pas­se­rons chez nous avec nos familles. » Ce n’é­tait pas une plai­san­te­rie à se rou­ler par terre, mais la confé­rence de presse n’a­vait guère été amu­sante non plus et on vit les visages s’é­clai­rer par­mi les jour­na­listes, ils se mirent à rire. Col­lins, prompt à ne pas vexer l’homme qui avait posé la ques­tion, ajou­ta alors : « Sérieu­se­ment, on ne prend aucune pré­cau­tion particulière.»
Il s’ex­pri­mait avec aisance. On sen­tait par­fai­te­ment que des trois, c’é­tait le seul avec qui on pou­vait prendre un verre agréa­ble­ment. Comme la pos­si­bi­li­té de prendre un verre avec le sujet de votre repor­tage est tout aus­si impor­tant pour un jour­na­liste que le poids de son mar­teau pour un char­pen­tier, un sen­ti­ment de conster­na­tion tra­ver­sa les jour­na­listes ras­sem­blés : pour­quoi la NASA n’a­vait-elle pas eu suf­fi­sam­ment le sens des rela­tions publiques pour en char­ger Col­lins ? Quelle joie ç’au­rait été de cou­vrir cet alu­nis­sage avec un homme qui donne des chiffres pré­cis, au lieu d’être obli­gé d’a­voir à faire à Arm­strong qui lâchait des mots à peu près aus­si volon­tiers qu’un limier se laisse arra­cher un quar­tier de viande d’entre les dents. Col­lins aurait été par­fait. Outre son air, son aisance évi­dente en face d’un mar­ti­ni, il avait la svel­tesse, le front chauve et les traits sans com­pli­ca­tion d’un boxeur de col­lège, d’un joueur de base-ball ou d’un demi de mêlée. […] Le regar­der, l’en­tendre, c’é­tait déjà de la copie, et Arm­strong avait l’air triste et esseu­lé d’un cou­reur de cross-coun­try. Bien sûr, puis­qu’il avait éga­le­ment l’air fur­tif et réser­vé d’un homme dont, peut-être, on ne lira jamais les pen­sées — quelle béné­dic­tion pour la presse ! — on pou­vait, si on se repré­sen­tait Arm­strong comme un ath­lète, l’i­ma­gi­ner jouer troi­sième ligne. Il pour­rait ain­si, avec son main­tien fur­tif et réser­vé, être dif­fi­cile à suivre dans les passes.
L’in­té­rêt de l’his­toire cepen­dant rési­dait dans les deux hommes qui allaient se poser sur la Lune — il ne pou­vait rési­der nulle part ailleurs — mais comme Col­lins avec quelques sou­rires et une remarque ou deux était deve­nu le favo­ri de la presse,vers la fin de l’in­ter­view on lui posa une ques­tion, puis une autre. Enfin la vraie ques­tion arriva.
« Colo­nel Col­lins, pour des gens qui ne sont pas des astro­nautes, vous sem­blez avoir la tâche la plus ingrate de toute la mis­sion en n’al­lant pas jus­qu’au bout. Qu’est ce que vous en pen­sez ? » La contra­dic­tion impli­cite dans le fait d’être un astro­naute était pré­ci­sé­ment là, comme piquée sur une bro­chette. S’ils étaient des astro­nautes, ils étaient des hommes qui tra­vaillaient pour l’é­quipe, mais aucun homme ne deve­nait astro­naute s’il n’é­tait pas assez excep­tion­nel pour nour­rir par­fois le soup­çon qu’il pour­rait bien être le meilleur de tous. Per­sonne ne gagne au hand­ball s’il n’est déter­mi­né à l’emporter.

Mai­ler décrit Arm­strong comme un type très intel­li­gent, dont la vie est toute entière tour­née vers le vol, mais aus­si gai que la sur­face alu­mi­ni­sée d’un casque lunaire. Aldrin, lui, c’est le céré­bral, l’homme-machine, le ratio­na­liste, la cal­cu­la­trice de poche encom­brante, pres­by­té­rien, mys­tique, obs­cur, contra­dic­toire et sans grande fan­tai­sie. Michael Col­lins lui, appa­rait comme le type sym­pa qui balance quelques bons mots dans les confé­rence de presse chiantes comme la pluie, pen­dant les­quelles Arm­strong est mono­po­li­sé par les ques­tions, dont les réponses sont entre­cou­pées de silences astro­no­miques et de para­sites comme au milieu d’une conver­sa­tion avec Capcom.
Mai­ler nous pré­sente Col­lins comme l’homme fort de la mis­sion, der­rière l’in­gra­ti­tude de sa position.

Mais c’est Col­lins qui s’est char­gé des trois quarts des com­mu­ni­ca­tions avec la Terre. Le module de com­mande c’é­tait son fief. S’il ne devait pas se poser sur la Lune, c’é­tait quand même lui qui pilo­tait le module. Alors qu’Arm­strong était le com­man­dant et tech­ni­que­ment son supé­rieur, il avait exer­cé très dis­crè­te­ment son auto­ri­té. C’é­tait Col­lins qui avait assu­ré le contact avec le Cap­com, Col­lins qui fai­sait les plai­san­te­ries, échan­geait les repar­ties, mani­fes­tait son inquié­tude à pro­pos de l’é­qui­pe­ment, récla­mait de nou­veaux chan­ge­ments, pro­po­sait des com­pa­rai­sons pour ce qui tou­chait au ménage d’A­pol­lo XI, fai­sait des com­men­taires sur la qua­li­té de la nour­ri­ture et se pré­oc­cu­pait de chaque détail. Il était comme un acteur qui a toutes les pre­mières scènes de la pièce et qui pour­tant est condam­né dans son rôle, car il n’est pas dans les grandes scènes à venir et elles seront si grandes que ses scènes à lui seront néces­sai­re­ment noyées dans leur sillage : un acteur ambi­tieux dans de telles cir­cons­tances tra­vaille plus dur, comme si les émo­tions accu­mu­lées  par sa pré­sence ris­quaient de faire intru­sion dans les résultats.
Mais Arm­strong était res­té pra­ti­que­ment muet. Bien décrit par la presse qui sou­li­gnait ses silences, son air esseu­lé, son désir d’a­voir la paix, Arm­strong don­nait l’im­pres­sion d’at­ti­rer le silence autour de lui, même dans le module de com­mande, où il regar­dait par son hublot durant des heures, ou pen­dant les minutes qui allaient faire des heures dans les pauses entre les diverses cor­vées du long voyage vers la Lune.

armstrong aldrin collins 3

Cette pho­to réta­blit un peu tout ce que j’ai pu dire sur les trois hommes, lisse leur visage, et leur répu­ta­tion… Pour l’a­nec­dote, c’est Michael Col­lins qui a des­si­né le logo de la mis­sion.

Mai­ler, qui était ingé­nieur en aéro­nau­tique a réus­si le pari de me pas­sion­ner pour un sujet qui en appa­rence n’a­vait vrai­ment rien de sédui­sant pour moi. Et pour­tant, je me suis retrou­vé com­plè­te­ment immer­gé dans cette folle équi­pée, qu’elle soit un mythe ou non ; la déme­sure des moyens suf­fit à elle seule à captiver.

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